TABLE DES MATIERES.
Origine et objet de ce
travail
L'ECOLE.
Des
caractères particuliers de l'instruction primaire en France
De la double utilité de
l'école
Langue française
- Extrait : les métaphores
- Extrait : les locutions
- Extrait : les proverbes
- Extrait : l'orthographe
- Extrait : la propriété des termes
- Extrait : les métaphores
- Extrait : les locutions
- Extrait : les proverbes
- Extrait : l'orthographe
- Extrait : la propriété des termes
Orthographe
Considérations
finales
LE LYCÉE.
Deux
caractères particuliers de nos lycées
Enseignement du
latin
De la classe et de l'étude
Le thème latin
La version et la lecture
des auteurs
Les vers latins
Enseignement du
grec
Enseignement
historique du français
Du discours latin et du
discours français
Histoire,
géographie, langues vivantes
Des
compositions hebdomadaires
Des examens de passage
De la part faite au progrès
dans l'enseignement universitaire
De l'internat
Les récompenses au lycée
Résumé
LES FACULTÉS.
De la destination primitive de nos Facultés
Les Facultés des lettres
Les écoles spéciales
Des réformes de l'enseignement supérieur
Comment l'esprit scientifique se répand dans une
nation
Conclusion
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Version numérique de la première partie publiée originellement sur le site école : références
et reproduit ici pour alimenter la rubrique Pédagogie.
(voir aussi, du même auteur, sa conférence aux instituteurs de 1876 : Enseigner la langue française)
(voir aussi, du même auteur, sa conférence aux instituteurs de 1876 : Enseigner la langue française)
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ORIGINE ET OBJET DE CE TRAVAIL.
Ce ne sont point, comme on pourrait le croire, les
événements de 1870 qui m’ont engagé à écrire ces pages. Depuis longtemps, j’amassais
des notes sur la valeur comparative de l’enseignement en France et en
Allemagne. Peut-être, sans la guerre, les aurais-je gardées encore en
portefeuille ; mais aujourd’hui la situation de notre pays est telle que tous
ceux qui lui sont attachés doivent mettre à son service les renseignements dont
ils disposent. Je m’adresse à des lecteurs trop éclairés pour craindre qu’on ne
se méprenne sur l’intention de ce travail. Le moment serait mal choisi pour
faire des rapprochements de pure contemplation. Je ne recommanderai que les
réformes que je croirai possibles, et si je signale des défauts de notre
enseignement, c’est que je penserai que nous avons les moyens de les guérir. Je
ferais d’ailleurs injure à mon lecteur si je prenais avec lui des précautions d’une
autre nature : les événements ont montré d’une façon trop cruelle que les
meilleurs amis du pays n’étaient pas ceux qui lui laissaient ignorer l’étranger
et qui entretenaient la France dans une confiance illimitée en elle-même.
Si nous voulons remédier aux défauts de notre enseignement,
c’est maintenant qu’il faut nous mettre à l’œuvre. L’histoire nous montre qu’après
les grandes guerres, après les guerres malheureuses surtout, l’attention
publique se tourne vers l’éducation. Nous pouvons prendre modèle sur nos adversaires.
« Il faut, disait le 10 août 1807, le roi de Prusse Guillaume III, que l’État
regagne en force intellectuelle ce qu’il a perdu en force physique. » Grâce à
des hommes comme Guillaume de Humboldt, alors ministre de l’instruction
publique, comme Fichte, comme Stein, la Prusse, de 1807 à 1813, réorganisa l’éducation
nationale. C’est là un exemple à suivre, quoique la tâche en France soit
quelque peu différente. Il s’agit moins encore chez nous de retremper le
caractère de la nation que de corriger certains défauts de l’esprit qui sont
entretenus par des méthodes vicieuses.
Si nous laissons passer deux ans, trois ans, la force
de l’habitude l’emportera. Il ne faut pas oublier que nous sommes le pays le
plus rebelle aux vraies réformes, le plus fidèle aux traditions séculaires.
Notre histoire est semée de révolutions
à la surface : mais ce qui constitue le fond de la vie intellectuelle et morale
s’est à peine modifié depuis deux siècles. Nos enfants font les mêmes exercices
que Rollin dictait à ses élèves, et si la Révolution française a étendu à une
grande partie de la nation l’éducation qui était autrefois le privilège d’un petit
nombre, elle n’a pas eu la force de transformer cette éducation. Les livres que Bossuet a composés pour le
Dauphin servent, aujourd’hui à l’instruction des enfants de notre bourgeoisie.
Il y a eu extension de l’ancienne culture française, mais elle ne s’est pas
sensiblement modifiée. De pénétrants observateurs de notre génie national ont
cru reconnaître que dans les réformes qui touchent aux choses de l’esprit,
notre trait distinctif était la
timidité. Ce sont pourtant les seuls changements vraiment féconds, les seuls
qui, à la longue, amènent après eux tous les autres. Si nous ne modifions pas l’esprit
de la nation, les mêmes maux reparaîtront d’intervalle en intervalle, de plus
en plus aigus et cuisants. Pas plus que les révolutions, les leçons les plus
dures de la destinée ne pourront en empêcher le retour.
De louables efforts ont été tentés pour la diffusion
de l’enseignement ; mais si vous généralisez un enseignement vicieux, vous n’aurez
produit qu’un demi-bien : à chaque école nouvelle qui s’ouvre, je suis
prêt à applaudir ; mais si cette école où l’on apprend à lire n’inspire pas en
même temps le goût de la lecture, ou si ces jeunes esprits que vous munissez
des premiers instruments de la science ne sont pas mis en mesure de s’en servir
avec discernement, vous aurez stérilisé vos dons ou mêlé un germe de corruption
à la nourriture que vous distribuez. D’un autre côté, on croit que tout est
pour le mieux quand on peut annoncer que le niveau des études, dans nos lycées,
est en voie de remonter mais encore faut-il savoir si ces études, pour
lesquelles on distribue si généreusement les prix à notre jeunesse, et auxquelles
s’attachent tant d’espérances publiques et privées, sont les meilleures qu’on
puisse offrir à nos enfants, et si ces lauréats que tous les ans nos lycées jettent
dans la société ont été le mieux équipés pour soutenir le combat de la vie et
pour être des citoyens utiles.
Je ne fais ici qu’indiquer une ou deux de ces questions
qu’on passe ordinairement sous silence. Notre démocratie s’est montrée de tout
temps plus jalouse d’obtenir sa part de ce qu’elle voyait aux mains d’autrui,
que de créer à son usage des institutions nouvelles. Quant aux classes élevées,
d’où devaient partir les réformes, elles ont manqué tantôt de hardiesse, tantôt
de lumières, tantôt du repos nécessaire à l’accomplissement d’un changement de
ce genre.
Le malheur veut que les questions, en France, soient
toujours posées d’une façon absolue. On discute si le latin et le grec sont des
études utiles ou s’il vaut mieux les supprimer. Mais peu de gens songent à se
demander si la manière dont nous pratiquons l’étude des langues anciennes est la
mieux faite pour obtenir le profit intellectuel que la société serait en droit
d’en exiger. On semble supposer que la méthode d’enseignement usitée dans nos
lycées est la seule possible, et que l’unique alternative qui nous soit
offerte, c’est de la suivre ou de renoncer aux langues classiques. Il en est de
même aux autres degrés de l’enseignement. On assiste avec stupeur aux
égarements de notre population ouvrière, pour laquelle l’école semble n’être
que l’introduction à toutes les chimères et à toutes les erreurs. Mais tandis
que nous entendons dire que le catéchisme appris par cœur devrait constituer
toute l’instruction élémentaire du peuple, le plus petit nombre songe à rechercher
quelles sont les lacunes et les faiblesses de notre enseignement primaire.
Si
les questions sont ainsi posées sous la forme d’un dilemme, il ne faut pas
uniquement en accuser notre goût pour les solutions simples. L’ignorance a la
plus grande part dans ce travers. Nous ne connaissons que nous-mêmes, et n’ayant
pas l’idée d’un autre état de choses que le nôtre, la seule question qui se
pose pour chaque institution, c’est d’être ou de n’être pas. Cependant, il
serait bon de profiter des expériences d’autrui, comme l’étranger profite des
nôtres. Il est impossible qu’un seul peuple ait par lui-même l’idée de tous les
progrès qui se sont présentés à l’esprit des autres nations. Des événements
particuliers ont pu favoriser à l’étranger des réformes qui ont pu être contrariées chez nous par des circonstances
fortuites. Il n’est pas jusqu’aux erreurs de nos voisins qu’il ne soit bon de
connaître, pour ne pas tomber dans les mêmes fautes car il pourrait nous arriver
d’introduire chez nous, comme réformes, des expériences depuis longtemps
condamnées à l’étranger.
Combien de personnes savent en France que les fameuses
innovations de M. Fortoul étaient la répétition à peu près complète de celles
qui, au début du règne de Joseph II, en 1780, furent tentées en Autriche, et
que là, comme chez nous, elles amenèrent un déplorable abaissement dès études ?
C’était alors le même esprit de défiance pour la science, la même manie de
réglementation, le même goût pour l’utilité immédiate, le même besoin d’enrôler
et de classer tous les hommes qui avaient échappé à la hiérarchie administrative[1].
Combien de personnes savent que la campagne entreprise
vers 1852 par l’abbé Gaume contre les études classiques avait déjà été
poursuivie, non sans éclat, de 1820 à 1825, en Allemagne ? On a déjà pu
entendre alors toutes les objections présentées depuis contre l’antiquité
classique, sur son immoralité, sur l’esprit révolutionnaire et sur les idées
païennes qu’elle répand, et sur l’avantage qu’il y aurait à la remplacer par la
lecture des Pères de l’Eglise. La réplique fut donnée alors par d’excellents scholars, de sorte que pour répondre à
ces reproches, lorsqu’ils furent reproduits en France, il aurait suffi de
traduire les ouvrages qui plaidèrent, chez les Allemands, la cause de l’antiquité
classique[2].
Malgré l’apparence troublée de notre histoire, malgré
nos prétentions cosmopolites et humanitaires, peu de nations ont eu un
développement intérieur aussi peu influencé du dehors que la France. Nous avons
successivement rejeté de notre sein tout ce qui répugnait ou semblait incommode
à notre tour d’esprit. Nous avons éliminé la féodalité, le protestantisme, l’aristocratie,
les universités, la monarchie héréditaire. Les admirateurs n’ont pas manqué à
ces exécutions multipliées, et l’on nous assurait que la France, en possession
d’un idéal, marchait vers des destinées de plus en plus glorieuses. La réalité
vient de nous montrer ce qu’il faut penser de ces flatteries imprudentes ou
intéressées. En écartant de nous les éléments que nous aurions dû nous assimiler,
nous avons réduit de plus en plus la substance intellectuelle dont nous vivons
du même coup, nous avons diminué les forces matérielles de la nation, qui
marchent toujours de pair avec les forces morales. Pendant ce temps, d’autres
pays faisaient tourner à leur profit les mêmes événements qui ont abouti chez
nous à des convulsions stériles, et ils gardaient, en les transformant, les
institutions que nous avons trouvé plus facile de supprimer que d’améliorer.
Mais non seulement ces nations avaient sur nous l’avantage d’un développement
régulier et continu : à aucune époque nos voisins n’ont négligé d’emprunter
à la France toutes les idées dont ils pouvaient tirer parti et d’imiter tous
les établissements qu’ils jugeaient enviables. De même qu’au treizième siècle l’Université
de Paris a fourni le modèle des premières universités allemandes, qui nous
étonnent aujourd’hui par leur prospérité, tandis que les nôtres sont réduites à
un état misérable, de même encore c’est en Allemagne qu’à la fin du
dix-huitième siècle, les idées de Rousseau sur l’éducation, ces « semences
ailées » dont parle Jean Paul[3] ont
trouvé le terrain où elles ont germé et porté leurs fruits. Resterons-nous
insensibles à ces leçons multipliées et continuerons-nous à vivre sur notre
propre fonds, de plus en plus resserré et épuisé, en nous privant
volontairement de tout ce qui pourrait le renouveler et l’accroître ?
Je sais tout ce qui se dit, en pareil cas, sur les qualités
distinctives de l’esprit français et sur le génie particulier de notre race. La
même école qui a présenté les erreurs et les accidents de notre histoire comme
les conséquences nécessaires et heureuses d’un développement intérieur, a imaginé
un esprit français auquel ses lacunes et ses faiblesses, quelquefois toutes
récentes, sont comptées comme autant de qualités natives.
Le patriotisme pourrait servir d’excuse à ces théoriciens,
si l’on ne voyait pas que le plus souvent, ils composent le portrait de l’esprit
français d’après un ensemble de traits qu’on retrouve en eux-mêmes. Il me
semble déjà entendre ces admirateurs du génie national prendre leur parti, au point
de vue intellectuel, de la perte de l’Alsace, puisqu’après tout, en se
dégageant de cet élément germanique, la flamme de l’esprit français brûlera d’une
lumière plus pure. Je n’ai jamais mieux compris la valeur de ces sortes de
théories qu’en lisant un jour une circulaire du ministre de l’instruction
publique d’Espagne, qui engageait le personnel enseignant sous ses ordres à se
défier des vaporeuses conceptions d’une philosophie et d’une critique
étrangères au génie espagnol[4].
On trouvera donc souvent dans les pages qui suivent
des rapprochements avec l’étranger. Je ne craindrai pas, non plus, de citer le
jugement que des observateurs du dehors, plus clairvoyants et plus
désintéressés que nous-mêmes, ont porté sur notre instruction publique[5]. Pour
une nation comme la France, enfermée depuis longtemps en ses qualités et en ses
défauts, c’est un des meilleurs moyens de se bien connaître que de voir l’impression
qu’elle fait sur d’autres peuples. On verra que ce jugement ne ressemble guère
à l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Mais le pire danger pour notre
pays, et c’est une illusion qui ne règne pas seulement dans notre démocratie ouvrière,
serait de croire que le monde civilisé a les yeux fixés sur nous pour nous
copier et pour nous admirer, au lieu qu’en réalité nos ennemis se réjouissent
de notre état, les indifférents secouent la tête, et les amis éclairés de la
France s’alarment et s’affligent.
L’ECOLE.
DES CARACTÈRES PARTICULIERS DE L’INSTRUCTION PRIMAIRE EN FRANCE.
Tandis que notre enseignement supérieur et secondaire
remonte jusqu’au moyen âge, et de là, par une tradition qui n’a jamais été
complètement interrompue, jusqu’aux écoles romaines, l’organisation de notre
enseignement primaire date d’hier. La première République le décréta à plusieurs
reprises; mais nul sous la République, nul sous l’Empire, il ne commença d’exister
que sous la Restauration, et il ne prit une assiette solide qu’en 1833.
Comment la France a-t-elle attendu si longtemps et
comment s’est-elle laissé devancer à tel point par les nations voisines ? car
il ne faudrait point croire que dans toute l’Europe l’instruction primaire soit
chose si récente. L’Allemagne, la Hollande,
la Suède, depuis deux siècles, possèdent de nombreuses écoles : dans le
royaume de Prusse, alors si restreint et si pauvre, le roi Frédéric-Guillaume
I, à lui seul, en avait fondé dix-huit cents, et dès le règne de son successeur
Frédéric II, l’enseignement était déclaré obligatoire. D’où vient que la
France, qui, dans le même temps, comptait tant d’économistes éclairés, tant de
philosophes amis de l’humanité, tant d’esprits généreux, ait absolument
délaissé l’instruction du peuple ?
Il faut avoir le courage de nommer la cause du mal,
non pour réveiller des ressentiments qui ne sont pas de saison, ni pour
provoquer des regrets stériles, mais pour voir enfin clair dans notre histoire et
pour savoir où elle nous conduirait, si nous ne prenions soin d’en modifier la direction
ou d’en atténuer les conséquences. La vérité est que l’enseignement primaire,
partout où il s’est établi avant ce siècle, est fils du protestantisme. Cela
est si évident, et cela peut être prouvé par des textes si explicites, qu’il
est à peine nécessaire d’y insister.
En 1524, Luther adressa une lettre aux Conseils de
toutes les villes d’Allemagne pour les engager à fonder des écoles :
« Chers
Messieurs, puisqu’il faut annuellement tant dépenser pour arquebuses,
routes/escaliers, digues, etc., afin qu’une ville ait la paix et la commodité
temporelles, à plus forte raison devons-nous dépenser en faveur de la pauvre
jeunesse nécessiteuse, pour entretenir un habile homme ou deux comme maîtres d’école.
Toute la force et la puissance de la chrétienté est dans sa postérité, et si l’on
néglige la jeunesse, il en sera des églises chrétiennes comme d’un jardin qui est
négligé au printemps. On trouve des gens qui servent Dieu par beaucoup de
pratiques étranges : ils jeûnent, portent des cilices et font mille choses
par piété ; mais ils manquent au vrai service divin, qui est de bien élever
leurs enfants, et ils font comme autrefois les Juifs qui abandonnèrent le
temple de Dieu pour sacrifier sur les hauteurs.
Crois-moi,
il est bien plus nécessaire que tu prennes soin de bien élever tes enfants, que
d’obtenir l’absolution, de prier, d’aller en pèlerinage et d’exécuter des vœux.
Mon
opinion est que l’autorité est tenue de forcer les sujets d’envoyer leurs enfants
à l’école. Si elle peut obliger les sujets valides à porter la lance et l’arquebuse,
à monter sur les remparts et à faire tout le service de guerre, à plus forte raison
peut-elle et doit-elle forcer les sujets d’envoyer leurs enfants à l’école,
parce qu’ici il s’agit d’une guerre bien plus terrible avec le satané démon. Et
moi-même, si je pouvais ou si je devais renoncer à mon ministère de prédicateur
et à mes autres occupations, il n’est pas métier que je ferais plus volontiers
que celui de maître d’école ou d’instituteur. Car je crois que, après la
prédication, c’est là le ministère le plus utile, le plus grand et le meilleur,
et encore ne sais-je pas lequel des deux doit passer le premier. »
Le réformateur protestant ne pouvait tenir un autre
langage. En rendant l’homme responsable de sa foi et en plaçant la source de
cette foi dans l’Écriture sainte, la Réforme contractait l’obligation de mettre
chacun en état de se sauver par la lecture et par l’intelligence de la Bible. L’instruction
devint donc le premier des devoirs de charité, et tous ceux qui avaient charge
d’âmes, depuis le père de famille jusqu’aux magistrats des villes et jusqu’au
souverain de l’État, furent appelés, au nom de leur propre salut et chacun dans
la mesure de sa responsabilité, à favoriser l’enseignement populaire. Ainsi le
protestantisme, par un enchaînement d’idées dont il serait hors de propos de
discuter la valeur philosophique, mais dont les conséquences pratiques furent d’un
prix inestimable, mit au service de l’instruction le stimulant le plus efficace
et l’intérêt le plus puissant qui agisse sur les hommes.
Quand, nous voulons, en France, gagner les esprits à
la cause de l’enseignement, les raisons solides ne nous manquent point. Augmenter
les ressources de l’individu et multiplier du même coup la richesse de l’État,
répandre une moralité qui rende les crimes plus rares et un respect des lois
qui diminue l’armée de l’émeute, égaler la diffusion des lumières à l’extension
des droits politiques et éclairer notre souverain, qui est le suffrage
universel, tels sont les motifs qu’invoquent ordinairement les partisans de l’instruction
du peuple. Mais si pressante que nous paraisse l’évidence de ces raisons, l’expérience
prouve qu’elle ne l’est pas encore assez pour secouer l’inertie ou pour
dissiper les préjugés de nos paysans. On peut encore entendre aujourd’hui dans
nos campagnes quelques-uns des propos qui accueillaient en 1833 M. Lorain, inspecteur
de l’instruction primaire, pendant qu’il faisait sa tournée :
« Nos enfants seront ce qu’ont été nos pères. Le
soleil se lève également pour l’ignorant et pour le savant. – Mais si la
dépense vous effraye, vous n’aurez rien à dépenser, familles indigentes, et
vous aurez le double avantage de donner à vos enfants une éducation meilleure,
sans bourse délier. – Nous ne voulons, répondent-ils, d’instruction à aucun
prix. – Mais nous vous fournirons même les livres. – Pas davantage. – Mais j’accorderai
des secours à ceux d’entre vous qui seraient malades, si vous voulez me
promettre d’envoyer vos enfants à l’école. – Nenni. – Mais on vous payra. – Foin
de l’instruction, nous avons mangé du pain sans savoir lire et écrire, nos
enfants feront de même. Voyez un tel qui sait lire, il est pourtant moins riche
que nous qui ne savons pas… Quand tous les enfants du village sauront lire et
écrire, où trouverons-nous des bras ? Ils iront dans quelque fabrique, et déserteront
nos campagnes, ou bien ils feront comme les séminaristes de Servières, ils se
dégoûteront des travaux manuels auxquels les destinaient leurs pères, et ils
augmenteront le nombre des fainéants et des avocats de village qui déjà
pullulent dans nos hameaux[6]. »
D’un autre côté, l’État, qui est ou devrait être plus
éclairé que les masses, se laisse trop souvent distraire du devoir de l’instruction
publique par des soins et des exigences d’un autre ordre. Nous avons vu, il y a
huit ans, un ministre organiser en faveur de l’instruction publique une ardente
et généreuse campagne; mais qu’en reste t-il aujourd’hui et combien s’est ralenti
le zèle qui avait fait propager les cours d’adultes et les écoles du soir ? Il
a suffi d’un revirement politique pour compromettre, même avant nos désastres,
toutes ces créations d’un patriotisme prévoyant. L’action moins visible, mais
permanente de la religion, qui dispose du concours de toutes les générations de
croyants, n’a donc pas seulement un pouvoir plus incontesté que l’autorité
civile, elle possède en outre cette force continue qui finit par écarter tous
les obstacles. Ce n’est pas à dire que la foi soit aujourd’hui, en Allemagne, l’intérêt
unique, ni même l’intérêt principal, qui soutienne et multiplie les écoles. La
religion peut désormais s’affaiblir et disparaître dans les pays protestants :
les biens qu’elle a procurés n’en resteront pas moins acquis, et les avantages
que donne tous les jours l’instruction populaire sont assez éclatants pour que
l’argument tiré de la foi puisse sans danger perdre son empire sur les esprits.
Il en est de la nécessité de l’enseignement comme de ces prescriptions de la
morale qui ont été placées, à l’origine des sociétés, dans la bouche même des
dieux, et qui ont pénétré, assez profondément dans notre raison et dans nos
habitudes pour qu’aujourd’hui elles puissent se maintenir au nom des affections
naturelles de l’homme, au nom de la raison ou de l’utilité générale. L’enseignement
obligatoire a été légalement établi dans les pays protestants sans y rencontrer
aucune de ces résistances qu’il n’a encore pu vaincre chez nous, parce que,
grâce à la religion, depuis longtemps déjà tous les esprits s’étaient
familiarisés avec une telle idée, et qu’avant d’être décrétée au nom des
intérêts de la société, l’obligation existait déjà virtuellement pour toutes
les consciences chrétiennes.
Avant de quitter ce sujet, nous ne pouvons nous
empêcher de rappeler la réclamation présentée à François II par les États
généraux d’Orléans, en 1560 :
« Levée d’une
contribution sur les bénéfices ecclésiastiques pour raisonnablement stipendier
des pédagogues et gens lettrés, en toutes villes et villages, pour l’instruction
de la pauvre jeunesse du plat pays, et soient tenus les pères et mères, à peine
d’amende, à envoyer lesdits enfants à l’école, et à ce faire soient contraints par
les seigneurs et les juges ordinaires[7]. »
C’est dans les cahiers de la noblesse,
qui pour moitié appartenait à la religion réformée, qu’était exprimée cette
demande. On voit clairement par là que le protestantisme, s’il s’était établi
en France, y aurait porté les mêmes fruits qu’ailleurs. Mais deux ans après,
les guerres de religion commençaient ; l’hérésie, après de longs efforts,
était écrasée, et pendant trois siècles on ne devait plus entendre pétition
semblable dans notre pays. »
Nous ne voulons pas dire que l’Église catholique soit
nécessairement l’ennemie de l’école. Mais on peut affirmer sans crainte d’être
contredit, et l’histoire au besoin est là pour attester qu’elle ne l’exige ni
ne la suppose. Non seulement la foi catholique a dominé pendant de longs
siècles chez nous sans songer à fonder l’enseignement populaire, mais quand les
progrès de la raison publique, l’exemple des nations voisines et les obligations
du régime démocratique décidèrent l’État à créer des écoles dans nos communes,
le clergé a faiblement secondé ce mouvement, comme un homme qui assiste à une
grande expérience dont il ne voit pas bien la nécessité, et dont il ne sait pas
au juste ce qu’il doit attendre. C’eût été après tout une illusion singulière d’espérer
une autre disposition d’esprit des représentants de la foi catholique, si l’on
songe aux ressentiments tout récents qu’avaient dû laisser dans leurs cœurs les
folies et les violences d’une Révolution entreprise au nom de la Raison.
Par une réaction naturelle, l’école, fondée sans le
secours exprès du clergé, se mit en défiance contre lui, et l’instituteur fut
entraîné petit à petit à se regarder comme en antagonisme avec le curé. Triste
rivalité qui s’est établie aux dépens de l’enfance et sur le terrain d’où
toutes les rivalités devraient être bannies ! Tandis que dans les écoles
protestantes le maître est une sorte de demi-pasteur, participant au caractère
vénérable du prêtre, l’instituteur français revendiqua de plus en plus son
caractère laïque ; il se considéra comme le représentant d’un principe à
part, qu’on appelait tantôt le progrès, tantôt l’État ou les idées modernes.
Dès lors, le prêtre, déjà médiocrement disposé pour l’école, cessa d’en
franchir le seuil, ou s’y renferma strictement dans ses attributions, et le
divorce entre ces deux représentants du monde moral fut accompli. Ainsi non seulement
l’instruction populaire s’est accomplie tardivement et lentement dans notre
pays comme tout ce qui se fait sans le concours des forces réunies de la nation,
mais une fois installé, cet enseignement a vu la religion, qui ailleurs en est
le soutien, se détourner de lui avec froideur et avec méfiance.
Cependant, comme un tel état de choses était intolérable,
le clergé se mit à fonder ou à multiplier les écoles dont des religieux étaient
les directeurs. On sait qu’aujourd’hui ces écoles sont très-nombreuses et qu’un
tiers de nos enfants y reçoit l’instruction[8].
Mais soit que la défiance contre l’esprit du siècle
décidât les chefs du clergé à mesurer la science d’une main avare, soit que les
méthodes pour former les maîtres fussent surannées ou vicieuses, il est trop
certain que cet enseignement donné par les frères des congrégations est insuffisant
et superficiel.
Il n’en faut pas juger d’après quelques écoles de nos
grandes villes, ni d’après le mérite de quelques élèves choisis. C’est sur la
masse des écoliers, c’est sur le niveau des écoles de campagne, qu’il convient
de se faire une opinion. Nous constaterons alors que si cet enseignement
éclaire l’esprit de nos enfants, c’est d’un jour si faible et si peu durable
que la continuité de la nuit ne vaudrait guère moins. Lire et écrire sont
certes d’excellentes choses; mais ce serait rétrécir étrangement le sens des
mots que de croire qu’un homme mis en état d’écrire un bulletin de vote ou de
lire la plaque clouée au coin de nos rues doive compter pour cela parmi ceux
qui ont reçu l’enseignement élémentaire. Qu’est-ce qu’une instruction qui ne
développe ni la réflexion, ni le jugement, qui ne grave dans l’intelligence
aucune connaissance positive et qui ne laisse point après elle le désir d’apprendre
? C’est là le semblant et non la réalité de l’instruction primaire, et si, au lieu
de dresser nos statistiques d’après une page épelée ou une signature tracée par
nos conscrits, nous élevions un peu plus haut nos exigences, nous verrions qu’il
faut grossir au delà de toute idée la proportion des illettrés. Au lieu des
deux cinquièmes, ce sont les trois quarts de nos enfants qu’il faut regarder
comme voués à l’ignorance.
Telle est donc la situation où la France, subissant
les conditions que lui fait son passé, se trouve aujourd’hui réduite. A côté d’un
enseignement laïque qui s’est établi à grand’peine, et qui est loin d’avoir
encore toute l’extension qu’un effort général et persistant aurait pu lui
donner, s’élève l’enseignement religieux qui lui dispute les enfants pour leur
distribuer un savoir incomplet et précaire. Quel remède apporter à cette
situation ? Faut-il supprimer les écoles des prêtres? on n’y peut songer un
seul instant. Outre qu’une telle suppression serait un attentat au droit des familles
et à la liberté des citoyens, le premier résultat qu’elle produirait serait de
faire dégénérer en lutte ouverte la guerre sourde qui existe entre le prêtre et
l’instituteur; chacun de nos paysans aurait dès lors à choisir pour son enfant entre
l’école mise en interdit ou l’Église sans l’école. La rupture entre l’État et
le clergé serait la conséquence dernière d’une telle loi, qui ne serait pas
moins contraire aux principes de la vraie démocratie et aux doctrines d’une
politique libérale qu’aux sentiments et aux droits de la partie croyante de la
nation.
Il ne faut pas espérer de remédier par un texte de loi
à un mal qui est la conséquence de toute notre histoire. De remède héroïque et
radical, il n’en existe pas. Ce serait se leurrer étrangement que de croire qu’une
nation peut, aux époques décisives, prendre le moins bon parti, sans en porter
la peine durant son existence entière. Nous avons eu les splendeurs de la
monarchie absolue dans un temps où l’Angleterre était déchirée, où l’Allemagne
était abaissée, humiliée, morcelée mais notre état intellectuel et moral est le
prix dont nous payons et dont nous payerons longtemps notre puissance au
dix-septième siècle. Cependant les forces de la France sont si grandes et un
sang si généreux coule dans les veines de ce peuple que nous ne devons pas
renoncer à l’espérance. Sur une nation si bien douée l’enseignement peut
beaucoup, pourvu qu’il devienne ce qu’il doit être. Améliorons les méthodes, éveillons
l’esprit engourdi de nos petits paysans, formons le bon sens de nos enfants des
villes, habituons-les tous à observer et à penser. Ce sera là, du même coup, le
seul remède possible à la scission dont nous parlions tout à l’heure. Que nos
écoles laïques produisent des effets si excellents, qu’elles munissent nos
enfants d’une instruction si saine et si substantielle et qu’elles arment leur
esprit d’une supériorité si incontestable, que les écoles religieuses soient
obligées d’adopter les mêmes méthodes, sous peine de perdre leurs élèves. Ainsi
naîtra une concurrence qui ne vaudra peut-être point l’association existant ailleurs,
mais qui tournera au profit de la nation et qui lui préparera des générations
meilleures. C’est ce perfectionnement de nos écoles que nous essayerons de
décrire dans la suite de cette étude. Nous serons obligé d’entrer parfois en
des détails qui pourront sembler excessifs à plus d’un lecteur. Mais les
méthodes ne s’enseignent que par des exemples, et c’est pour avoir voulu rester
dans la région plus noble des idées générales que plus d’un écrit excellent est
demeuré sans effet.
DE LA DOUBLE UTILITÉ DE L’ÉCOLE.
Tous ceux qui ont réfléchi sur la nature et les effets
de l’enseignement sont d’accord pour reconnaître qu’en toute leçon donnée à la
jeunesse le maître peut se proposer deux objets. D’un côté, notre intention
peut être d’ouvrir l’intelligence de l’enfant, d’éveiller ses facultés, de l’habituer
à se rendre compte des choses et de le mettre en état d’apprendre plus tard par
lui-même ; d’un autre côté, nous pouvons avoir directement en vue la transmission
de certaines connaissances, abstraction faite de leur influence sur l’esprit.
Nos voisins de l’Est, qui ont tant écrit sur l’éducation, ont deux termes pour
caractériser ces deux sortes d’enseignement : ils appellent le premier formel, et en effet il tend à former l’esprit
plutôt qu’à l’enrichir de notions nouvelles ; quant au second, ils l’appellent matériel, parce qu’en le donnant on s’attache
surtout à la matière ou au contenu des leçons. Il est clair que l’une et l’autre
sorte d’enseignement est également nécessaire, puisqu’une intelligence exercée,
mais vide de connaissances sérieuses, n’est pas moins inutile à la société qu’une
tête restée oisive, dont la mémoire seule aurait été cultivée.
Toute espèce de science, convenablement enseignée,
peut contribuer au développement formel de l’intelligence. Mais en présence du
peu d’années dont disposent la plupart des familles pour faire donner l’enseignement
primaire à leurs enfants, il est évident qu’on devra choisir de préférence les
connaissances les plus indispensables, de sorte que l’idéal d’un bon
enseignement sera celui qui exercera le mieux l’esprit des enfants en leur
procurant les notions les plus utiles, ou pour parler encore plus exactement,
celui qui leur inculquera toutes les connaissances nécessaires à l’homme et au
citoyen de la façon la plus profitable pour le développement de la raison.
Voyons donc si l’instruction donnée par nos écoles
primaires répond à cette définition. On devine que sur la matière de l’enseignement il ne peut guère y avoir de désaccord :
les exigences de la vie sont si manifestes qu’en tout pays, et quelle que soit
la tendance générale de l’école, le programme des leçons est à peu près le même.
Langue française, calcul, système métrique, dessin linéaire, histoire de
France, géographie, notions de physique et d’histoire naturelle, tels sont,
avec les leçons de religion ou de morale, les éléments à peu près invariables
de l’enseignement primaire. Mais si le programme ne change guère, on se doute
bien qu’il peut recouvrir les choses les plus diverses, et que rien ne serait
plus trompeur que de s’en tenir à des indications aussi vagues. Tout dépend de
la façon dont vous donnerez vos leçons et du point jusqu’où vous les conduirez.
Grammaire, géographie, ce sont là des enseignes mais quelle différence, par
exemple, entre l’enfant qui saura, sur le sujet que vous lui donnez, écrire une
lettre dont toutes les idées seront présentées en ordre et correctement
enchaînées, et celui qui, pour toute connaissance de la langue, vous dira par
cœur quelques bribes d’un manuel grammatical ; ou encore entre celui qui,
faisant l’histoire d’un voyage, en tracera sans peine l’itinéraire sur le
tableau, et l’écolier qui aura retenu de la leçon de géographie quelques noms
de pays et de capitales sans aucune idée de leur situation ! C’est donc la
manière dont nos enfants savent les choses et la limite où s’étendent leurs
connaissances qu’il convient d’examiner. Il nous faut pour cela entrer dans les
salles d’école, interroger les élèves, écouter les leçons du maître : la simple
inspection des programmes ne nous apprendrait rien.
Nous allons donc passer en revue quelques-uns des
principaux sujets d’étude de l’école, et nous nous conformerons aux traditions
scolaires en commençant par la langue française.
Langue française
Par une rencontre qui, au fond, n’a rien que de
naturel, le langage est à la fois l’instrument le plus indispensable de
communication entre les hommes, et le plus utile moyen de développement pour l’esprit.
Aussi, depuis qu’il existe une éducation, c’est la connaissance de la langue
qui en a toujours formé le premier degré. Cela est vrai de tous les pays et de
tous les peuples. Dans les antiques écoles de l’Inde aussi bien que chez nos
jeunes contemporains, partout où il y a un maître et un élève, c’est par la
grammaire que l’instruction commence. S’il n’est pas exact de considérer le
langage, ainsi qu’on l’a fait quelquefois, comme le dépôt où sont accumulées les
idées de nos ancêtres, il est cependant vrai de dire qu’il est le registre où
elles se trouvent toutes représentées par un signe. Chaque mot de la langue
correspond à une notion acquise, à une conquête de l’humanité, et pour peu que
le maître sache placer en regard du signe l’objet dont il est l’expression, il
n’est pas de moyen plus court et plus commode pour faire entrer un jeune esprit
dans l’héritage intellectuel de nos aïeux. Voilà pour le lexique. D’un autre
côté, les règles grammaticales sont le produit dune logique instinctive : qui
ressemble beaucoup à celle des enfants ; je ne parle pas ici des règles qui
sont l’invention des érudits ou des scribes. Enfin, la syntaxe, qui nous
apprend à enchaîner et à subordonner nos pensées, pourra devenir une sorte de
gymnastique pour l’esprit de l’enfant, du moment que le maître en saura
proportionner l’enseignement à l’intelligence de son élève. Aussi bien que la
syntaxe s’est formée petit à petit, grâce aux progrès de l’entendement humain,
qui gagnait en force et en agilité, aussi bien, par une réciprocité naturelle, l’enfant
s’habituant à employer en connaissance de cause les tours de la langue,
accroîtra la vigueur et la souplesse de son esprit.
Il semble, d’après cela, qu’il ne puisse y avoir d’enseignement
plus attrayant et plus substantiel que la leçon de grammaire française. D’où
vient cependant qu’elle est la plus vide et la plus rebutante de toutes ? Si
nous consultons nos souvenirs, nous nous rappellerons que la grammaire française
était pour nous une source d’ennuis et de dégoûts, et si nos maîtres veulent
être sincères, ils conviendront que c’est cette leçon qui, dès les premiers
pas, détourne pour toujours de l’école ou décourage de tout effort sérieux une
quantité de nos enfants.
Deux grandes erreurs pèsent sur l’enseignement de la
langue française. D’un côté on suppose que le français doit être appris par
règles, comme une langue morte, et d’autre part on fait prédominer l’enseignement
de la langue écrite sur celui de la langue parlée[9].
Quand l’enfant entre à l’école, il apporte son vocabulaire
déjà formé, sa langue déjà toute faite, et de combien supérieure le plus
souvent à celle qu’on lui apprendra en classe. Si vous en doutez, écoutez les
enfants avant qu’ils entrent dans la salle d’école : les mots leur manquent-ils
pour se communiquer leurs idées ou pour convenir de quelque projet, ou pour
discuter un incident qui les touche ? Je suppose qu’une discussion s’élève sur
le mien et le tien : sont-ils embarrassés de trouver les pronoms personnels
et les adjectifs possessifs? Ou bien qu’une question de la vie de tous les
jours les divise : comme le français coule de source, et ceux qui tout à l’heure
auront l’air hébété et muet sont peut-être les plus éloquents ! Non seulement
ils disposent de tous les mots correspondant aux idées de leur âge, mais ils
ont les tours et la construction et (chose non moins précieuse) le ton et le geste.
Mais à peine sont-ils assis sur les bancs de la classe, que ces avocats si
diserts sont traités comme s’ils avaient le français à apprendre et comme s’ils
avaient été sourds et muets jusqu’au
jour de leur entrée à l’école. Soyez donc surpris que cette étude les laisse
froids ! Elle les assomme, parce qu’elle repose sur une fiction et que ces
élèves ne reçoivent rien que déjà ils ne possèdent. Ah ! Si à l’entrée de la
classe, au lieu de tout glacer, le maître savait conserver cet élément en
fusion, et pouvait attirer à lui la discussion de tout à l’heure pour la guider
et pour relever ! La leçon de français deviendrait une leçon de droit civil ou
de droit des gens, ou d’équité sociale : reprenant le dire de chacun,
écartant doucement ce qui est irrégulier ou bas, il ferait monter de degré en degré
les différentes opinions jusqu’à leur forme la plus pure et la plus nette, de
manière que chacun, pensant intérieurement : « oui, voilà ce que je
voulais dire », se sentirait grandir et monter dans l’échelle
intellectuelle. Ne serait-ce pas là une leçon de français, et de combien
supérieure à vos définitions ? Qui songerait encore aux bancs et aux murs de l’école
? Toute l’attention des enfants serait tendue vers la parole du maître, et l’école
et le monde se trouveraient pour un instant confondus.
Sans doute c’est là un événement scolaire quine pourra
avoir lieu tous les jours, et il faut que l’instituteur soit déjà bien maître
de ses élèves et de lui-même pour se mêler ainsi à leur vie intime. Aussi
avons-nous seulement voulu montrer par un exemple ce que peut devenir l’enseignement
du français, quand un vrai maître y voit autre chose que les creuses subtilités
qu’on a décorées de ce nom.
L’idée d’apprendre le français au moyen d’un manuel de
grammaire ne se serait probablement jamais présentée à l’esprit de personne, si
le latin n’avait pas été durant tant de siècles le fond de tout notre
enseignement. Nos premières grammaires françaises étaient calquées sur les grammaires
latines, et si l’on a petit à petit éliminé de nos livres les règles latines
qui ne sont d’aucune application en français, l’esprit de la méthode n’en est
pas moins resté le même. C’est en apprenant par petits morceaux les différents
chapitres de la grammaire et en les récitant par cœur, – non pas même toujours
à l’instituteur, mais à quelque élève à peine plus âgé – que nos enfants sont
censés apprendre leur langue. Chose plus étonnante encore, cet exercice est
considéré comme utile pour le développement de l’intelligence, et l’on ne cesse
de vanter l’heureuse influence qu’il a sur l’esprit !
Quand on examine les manuels grammaticaux qui sont mis
entre les mains des enfants, on voit qu’outre les paradigmes et les règles de
formation, ces livres comprennent trois parties, le plus souvent confondues et
mêlées ensemble. Il y a d’abord des définitions : l’écolier. apprend ce
que c’est qu’un nom, un verbe, une préposition, une locution adverbiale. En
second lieu, on donne des règles qui se rapportent à l’écriture et à l’orthographe :
on nous dit comment s’écrit le pluriel des noms en au, eau, eu, quels sont les noms composés qui
prennent un s, dans quel cas on fait accorder
le participe. En troisième lieu, viennent les règles de construction et les
éléments de l’analyse logique : on enseigne la différence qui existe entre
dont et d’où; on nous prévient qu’il ne faut pas dire : c’est à vous à
qui je parle, parce qu’il y aurait deux compléments indirects ; on montre
ce qu’est le sujet simple et le sujet multiple, l’attribut complexe et l’attribut
incomplexe. Nous ne songeons pas à faire la critique de ces petits livres, dont
quelques-uns ont été composés par des hommes fort dévoués à la jeunesse. Mais
il est trop clair qu’ils laissent échapper le meilleur de la langue, et que
remettre à des enfants un tel ouvrage en leur laissant croire qu’ils y apprendront
le français, ne serait pas moins déraisonnable, que si nous avions la
prétention de former des poètes en expliquant ce que c’est qu’un vers, un
hémistiche, en enseignant les règles de la rime et de la césure, et en
décrivant les différentes espèces de strophes.
Parler est dans un ordre supérieur un art de même
sorte que marcher ou se servir de ses mains. L’enfant apprend à prononcer ses
premiers mots, à assembler ses premières phrases, en entendant parler ses
parents, comme il apprend un jeu en voyant jouer ses camarades. N’est-ce pas là
un avertissement donné par la nature, et que faut-il penser de l’instituteur
qui prétend enseigner la langue par le moyen de quelques règles et de quelques
définitions sans parler avec les écoliers et sans les faire parler? Si un tel
enseignement produit des résultats, il ne peut en avoir d’autres que de
paralyser la facilité naturelle des enfants. C’est le latin, nous l’avons déjà
dit, qui nous a valu cette étrange méthode. Comme l’enfant qui apprend le latin
n’a qu’à transporter dans une autre langue les mots et les tours qui lui sont
fournis dans la langue maternelle, la grammaire et le dictionnaire lui suffisent.
Mais en français l’enfant est abandonné à lui-même, il doit trouver les idées,
les mots et la construction. Il lui faut donc un tout autre enseignement, et
les manuels que nous employons lui donnent à la fois trop et trop peu.
Sans le chapitre sur les locutions vicieuses, on pourrait croire, en lisant nos grammaires
françaises, qu’elles enseignent une langue morte. Comme il est plus facile de
défendre ce qui est mauvais que de montrer ce qui est bon, les prohibitions ne
manquent point : l’écolier est prévenu qu’il ne faut dire ni ceci, ni
cela. La grammaire n’a l’air de prendre la parole que pour avertir et pour
punir. Il y a des enfants dont l’intelligence est assez élastique pour résister
à cette sorte d’enseignement. Mais si vous examinez le plus grand nombre, vous
voyez que leur tête, mise quelque temps au régime de ces leçons, s’embarrasse
et s’engourdit. Qui n’a été témoin d’un fait de ce genre ? Un enfant à l’esprit
vif et curieux, habitué à babiller sur tous les sujets qui l’intéressent, entre
à l’école. Après quelques semaines, sa vivacité est éteinte, son abondance est
tarie. Si vous l’interrogez sur ses études, si vous le priez de vous donner un
spécimen de ce qu’il a appris, il vous dira d’une voix monotone quelque règle
de formation ou quelque recette d’orthographe. Tels sont les résultats de cet
enseignement qui devrait être le plus fécond et le plus attrayant de tous.
On dira qu’il faut faire la part de la timidité du jeune
âge, et qu’il n’y a point de mal à réprimer chez les enfants une excessive
facilité. Laissons donc les écoliers et, voyons les hommes faits. Entrons dans
les ateliers ou mêlons-nous dans la rue aux groupes populaires. Pourquoi est-il
si rare de trouver un ouvrier qui sache donner une explication relative à sa
profession ? Pourquoi ce témoin d’un événement qui vient de se passer, il n’y a
qu’un instant, ne peut-il pas le raconter ? Pourquoi, dans les rassemblements,
au temps de nos agitations politiques, la parole improvisée est-elle si rare ?
Je ne sais ce qu’étaient les réunions populaires en 1793. Mais il est certain
qu’aujourd’hui le don de la parole est à peu près nul dans le peuple. Ces
orateurs qu’on écoute récitent des morceaux composés d’avance ou empruntés à
leurs lectures. Ces interlocuteurs qui ont l’air de discuter échangent sans
cesse les mêmes arguments, et la discussion reste sur place. Ces plaisants qui
retiennent autour d’eux la foule répètent le bon mot du jour, qu’ils n’ont pas
inventé, et qu’ils ne comprennent peut-être pas. La conversation existe à peine
dans le peuple aussitôt que les renseignements nécessaires ont été échangés, l’entretien
tombe. Est-ce là cette nation si bien douée pour la parole, d’esprit si vif, et
qui déjà au temps de César se distinguait par son goût pour l’éloquence ? Si l’on
veut expliquer un tel état de choses, il ne suffit point d’invoquer des causes
générales et vagues, telles que le trouble des esprits ou l’abaissement moral ;
on doit avoir le courage d’aller à la cause palpable et directe, qui est le manque
absolu d’habitude, et le mauvais enseignement de nos écoles.
Il faut, a dit Herder, apprendre la grammaire par la
langue, et non la langue au moyen de la grammaire. Si ce principe est vrai pour
les idiomes anciens, à plus forte raison l’est-il pour la langue maternelle.
Pour enseigner le français à vos élèves, faites-les parler, encore parler,
toujours parler. Ayez des livres français dont vous ferez la lecture à haute
voix : choisissez-les intéressants, pour que l’enfant ait plaisir à
écouter et prenne goût à la lecture. Après avoir lu un morceau, – quelque chose
de simple et de familier, un chapitre de Robinson Crusoé, par exemple, ou un conte
de Perrault, – faites-le répéter de mémoire par un élève. Naturellement vous
vous adresserez d’abord à un écolier dont la mémoire soit heureuse et l’esprit
alerte. Quand un fait lui échappera, les autres élèves lui viendront en aide. Chacun
se rappellera une circonstance du récit. Pourquoi l’auteur a-t-il mis cela ? et
que veut dire cette expression ? N’avez-vous pas oublié quelque chose? Que chaque
élève soit autorisé à prendre la parole dès que la mémoire faiblit ou que l’expression
devient incorrecte. La classe apprendra plus de français à cet exercice que par
tous les traités de grammaire. Donnez ensuite à rapporter ce morceau par écrit
ou faites-le répéter à la classe suivante, en ayant soin que les élèves le sachent
couramment et mettent le ton convenable.
Un exercice de ce genre ne convient qu’aux écoliers
déjà avancés. Mais même les enfants plus jeunes doivent prendre l’habitude de
la parole. En Allemagne, après l’abécédaire, le premier livre remis entre les
mains de l’élève, ce n’est point une grammaire, mais la fibel. On appelle ainsi un recueil contenant, entre beaucoup d’autres
choses, des lectures faciles et amusantes. « Le maître désigne d’abord le
morceau qu’il se propose de faire lire et les enfants le lisent tout bas pendant
quelques instants ; ensuite il le lit lui-même à haute voix, très distinctement
et en accentuant avec justesse les mots les plus saillants. Puis il le fait
lire aux enfants en commençant par ceux qui lisent le mieux et en descendant
jusqu’aux moins avancés. Alors il fait fermer tous les livres et demande le
contenu du morceau. Celui qui se croit sûr de pouvoir le reproduire demande à
être interrogé en levant un doigt, et s’il se trompe, on voit immédiatement une
foule de petits doigts s’élever de toutes parts[10]. »
Nous avons aussi en France nos livres de lecture
courante mais combien inférieurs pour la plupart aux livres allemands Ces
qualités qu’on nous dit françaises par excellence, le bon sens assaisonné d’esprit,
la gaieté, la bonhomie narquoise, la familiarité sans bassesse, c’est dans les
livres de l’Allemagne qu’on les trouve. Les nôtres sont sages, raisonnables,
souvent édifiants, instructifs quelquefois : mais ils sentent l’enseignement
et jamais l’élève ne prendra plaisir à se les rappeler quand il sera sorti de l’école.
C’est par la poésie surtout que l’enfant se rend maître
de la langue. Le vers se grave plus facilement dans la mémoire et frappe plus
vivement l’esprit. Aussi ne saurait-on faire une trop large place à la lecture
de morceaux poétiques[11]. En
Allemagne, où il existe des centaines de chrestomathies destinées aux écoliers,
les vers tiennent toujours la moitié de ces volumes.
Nous avons besoin de recueils analogues pour les élèves
de nos écoles primaires. Il ne s’agit pas de leur mettre entre les mains les Méditations de Lamartine ou les Orientales de Victor Hugo ; je ne
voudrais même pas que les morceaux de Corneille et de Racine y fussent en trop
grand nombre. Mais la poésie qui idéalise les sentiments de famille et la vie
de tous les jours, certaines pièces de Brizeux et de Mme Tastu y seront bien à
leur place. Il faut se défier de la poésie qui, cherchant ses sujets hors de la
vie réelle, dépouillerait de tout charme aux yeux de l’enfant le foyer domestique.
Parlons à son imagination mais pour lui faire comprendre l’attrait de la vie
populaire soit aux champs, soit à l’atelier.
Plus d’un lecteur se dira peut-être qu’on aura peine à
réunir un nombre suffisant de ces sortes de pièces, et il faut convenir, en effet,
que nos poètes n’ont guère songé jusqu’à présent, à se faire comprendre ni des
enfants, ni du vrai peuple. Mais une fois que notre éducation nationale sera ce
qu’elle doit être, ils brigueront la popularité donnée par l’école la plus
noble et la plus durable de toutes. A cette source de poésie devrait venir s’en
joindre et s’en mêler une autre. Depuis un siècle, les plus grands écrivains se
sont inspirés des chants populaires pour en tirer des pièces qui réunissent au
caractère naïf et touchant de la poésie spontanée, la suite dans les idées et la
clarté de la poésie savante. Il suffit de rappeler ici les noms de Goethe, d’Uhland,
de Burns. Les écrivains français n’ont pas beaucoup exploité cette mine, soit que notre pays fût devenu
plus pauvre que l’Allemagne ou l’Ecosse
en légendes poétiques, soit que le goût
public ne fût point préparé à ce genre de jouissance littéraire. Rien ne
convient mieux aux enfants que des pièces ainsi retravaillées et épurées. La ballade du roi Renaud, qui se chante
encore dans tant de provinces de notre pays, est un admirable morceau qu’on
pourrait recomposer aisément en faisant un choix parmi les différentes versions[12]. Des
pièces d’un autre caractère, trimazos, rondes, guillaneus, moyennant un
soigneux triage, pourraient faire leur entrée à l’école, et nos petits paysans reconnaîtraient
avec bonheur, sous une forme plus cultivée, les chants de leur propre village. Mais
il n’est pas nécessaire que nous bornions notre butin aux morceaux recueillis
sur le sol natal. Aussi bien que les poètes dont nous parlions tout à l’heure
ont été chercher dans toutes les contrées de l’Europe les sujets dont ils se
sont inspirés, nous prendrons, pour nos écoles ce qu’il y a de meilleur en ce
genre dans les littératures étrangères. Les enfants comprendront ces poésies du
premier coup, car en tout pays le sentiment populaire est le même : vous
reconnaîtrez bientôt que nos jeunes paysans ne sont pas la race prosaïque dont
on nous parle, et que si leurs pères sont devenus trop souvent étrangers à la
poésie, c’est qu’on leur avait laissé ignorer ou qu’on leur avait appris à
dédaigner les chants populaires, par où se transmet, chez tous les peuples de l’Europe,
la veine poétique. Là-dessus, comme sur tant d’autres points, il faut qu’avec l’aide
de l’école nous renouions la tradition qu’un mépris imprudent du passé a rompue
à notre détriment.
Je reviens maintenant à la grammaire pour montrer
comment l’enseignement des principales règles peut se rattacher à la lecture d’un
texte.
Je suppose que vous vouliez faire comprendre l’emploi
du subjonctif à vos élèves, et qu’il se présente une phrase comme celle-ci :
« Quoi que tu fasses, quoi que tu entreprennes, consulte d’abord ta
conscience. » Prenez cette phrase pour exemple. Répétez-la plusieurs fois,
en exagérant d’abord le ton, puis en le modérant peu à peu et en le ramenant à
la vraie mesure. Expliquez alors la cause du subjonctif : c’est le mode qu’on
emploie quand il y a doute, incertitude, ou quand on fait une supposition ou
une concession. Demandez ensuite qu’on vous donne d’autres exemples du subjonctif
avec « quoique » : 1° Quoique tu sois pauvre, n’envie point le
sort d’autrui. – Je suppose, j’admets que tu sois pauvre, même alors tu ne dois
pas envier autrui. 2° Quoiqu’il eût marché rapidement, il arriva trop tard. – C’est
une concession : il est vrai qu’il a marché rapidement ; il est
néanmoins arrivé trop tard. Etc. Présentée de cette façon, la règle n’apparaîtra
plus à l’enfant comme quelque chose d’extérieur à la langue, mais comme une loi
naturelle qu’il pratiquait déjà sans la connaître et qu’il a le plaisir de retrouver
en ses propres paroles. Reste à expliquer la différence d’orthographe entre les
deux quoique : mais maintenant
que l’enfant a compris la construction, ce n’est plus là qu’une règle d’écriture
qu’il retiendra aisément, tout en sachant le cas qu’il en doit faire.
Dois-je m’excuser d’entrer en ces détails ? j’espère
que non. Quand il s’agit d’apprendre à
penser à nos enfants, au lieu de leur faire tourner en aveugles quelque
manivelle grammaticale, on ne doit pas avoir besoin de prendre ses précautions auprès
du lecteur. Il est vrai qu’aux yeux de bien des personnes on ne saurait parler
sérieusement sur ce sujet, sans courir le danger d’être pris pour un pédant.
Mais les mêmes hommes qui ne veulent point entendre parler des règles de la grammaire
sont ceux qui se conforment le plus scrupuleusement à ses exigences les plus
futiles. Trop timides pour lui désobéir en quoi que ce soit, ils refusent de
connaître les raisons de leur obéissance, et ils croient montrer suffisamment
la portée de leur esprit en se moquant du livre dont ils suivent en aveugles
toutes les prescriptions.
Il est certain qu’une règle ainsi formulée : Gens est féminin quand l’adjectif
précède, masculin quand l’adjectif suit, n’a rien qui stimule l’esprit. C’est
un cas de tératologie grammaticale devant laquelle l’intelligence est invitée à
s’incliner. Mais si, lisant La Fontaine avec mes élèves, je trouve ces vers
Je
suis oiseau : voyez mes ailes.
Vive
la gent qui fend les airs !
et
que, expliquant ce mot, j’y rattache le pluriel gens et les expressions les vieilles
gens, les bonnes gens, voici que
l’élève commencera à réfléchir. Je lui dirai alors que le sens du mot gens étant devenu de plus en plus
semblable à celui du mot hommes, il a
été fait du masculin, excepté dans ces quelques locutions qui étaient trop bien
établies par l’usage pour qu’on pût les modifier. L’élève aura une vue sur le
passé de la langue, et il n’en retiendra que mieux la règle. J’y pourrai joindre
quelques explications sur le mot gentil
et sur la double acception qu’il a gardée en français. Le changement de genre
que nous venons d’observer servira à faire comprendre celui qui s’est fait pour
personne et pour chose, dans les locutions comme : « Personne n’est venu ».
« Quelque chose a été dérobé. » Les mots prendront leur véritable aspect
devant les yeux de l’enfant et il se fera une idée plus juste de la
transformation du langage.
On entend souvent dire qu’avec les enfants il faut
être dogmatique. Ceux qui parlent ainsi n’expriment pas leur pensée tout
entière. Ils sont d’avis également qu’il faut être dogmatique avec les jeunes
gens et avec les hommes. Car pourquoi refuseraient-ils à l’enfant les
explications qu’il peut comprendre, s’ils avaient l’intention de raisonner avec
l’homme fait ? Il sera trop tard alors pour faire entrer la raison dans ces
têtes qui n’ont pas pris l’habitude de penser et qu’une longue obéissance a
privées de tout ressort. Que de fois n’a-t-on pas répété le mot de Lhomond :
« La métaphysique ne convient point aux enfants. » Mais il n’est
point question ici de métaphysique, et ceux qui mêlent la métaphysique à la
grammaire, qu’ils s’adressent à des hommes ou à des enfants, prouvent bien qu’ils
entendent peu de chose à l’une et à l’autre. C’est d’histoire et non de
philosophie qu’il s’agit ; et je sais par expérience que ces notions si simples,
non seulement ne sont pas au-dessus de l’intelligence des enfants, mais sont le
meilleur moyen pour leur faire retenir la règle grammaticale.
« Les noms en al
changent au pluriel al en aux : le mal, les maux; le cheval,
les chevaux. » Voilà une règle qui laisse l’élève absolument stupide. Mais si,
m’adressant à de petits Parisiens, je leur demande ce que signifie le nom de la
rue Mauconseil, leur intelligence se mettra en campagne, et sans doute l’un d’entre
eux, plus avisé que ses camarades, ou guidé par quelque souvenir, me dira :
« C’est la rue des mauvais conseils ou du mauvais conseil. » Je
demanderai ensuite ce que signifie un chevau-léger,
et toute la classe répondra : « c’est un soldat qui a un cheval
léger. » Le moment sera alors venu de leur expliquer qu’autrefois on
disait au singulier, suivant l’occurrence, mal
ou mau, cheval ou chevau, de
sorte que le pluriel consiste simplement dans l’addition d’un x à la seconde de ces formes. Pour mieux
leur graver la règle dans la mémoire, je leur citerai le verbe maudire, et je demanderai ce que
signifient les noms comme Vaugirard, Vaucluse. L’élève, emportant la règle
dans sa tête, se réjouira d’en savoir la raison.
Nous ne songeons pas à retirer des mains de nos
écoliers le petit livre où sont exposés les éléments de la grammaire française.
Mais le rôle de ce manuel doit changer. Jusqu’à présent, il était le personnage
essentiel de la classe, et l’instituteur n’était que le commentateur du livre.
C’est au contraire par la bouche du maître que les enfants doivent d’abord connaître
les règles. Il les expliquera en classe, les livres étant fermés. Puis, quand
tout le monde aura bien saisi et recueilli la parole du professeur, le livre
sera consulté comme un Memento, et,
si l’on veut, appris par cœur. Dans la suite de cette étude, nous. aurons à montrer
plus d’une fois qu’en France le maître,
au
lycée comme à l’école, s’est trop laissé refouler
au
second plan, et que sous les livres et les devoirs écrits, son enseignement est
presque étouffé.
Nous avons déjà parlé de la tendance prohibitive de
nos manuels, beaucoup plus occupés d’énumérer ce qui est défendu que d’enseigner
ce qui est permis. Mais quand la grammaire ne se montre que par son côté
négatif, elle n’a rempli que la moitié de sa besogne. Il y a tout un côté
vraiment fécond qui, jusqu’à présent, n’a guère trouvé place dans nos écoles.
Je voudrais qu’on enseignât à nos enfants comment se forment les mots de notre langue :
par quel mécanisme un seul verbe donne naissance à une quantité de composés qui,
à l’acception première, ajoutent des nuances accessoires. Le verbe lever, par exemple, a autour de lui
toute une famille, comme élever, soulever, enlever, prélever, qu’il sera utile
et intéressant de passer en revue et d’encadrer chaque fois dans une phrase. A
combien de remarques ne donnera pas lieu le verbe faire avec ses composés ! D’autres fois c’est la dérivation
que j’étudierais avec mes élèves : je leur montrerai comment gouverner a donné gouverneur,
gouvernail, gouvernants, gouvernement, gouverne, ingouvernable. Ce sera un plaisir
pour les écoliers de compléter la collection. Il faudra leur montrer ensuite la
valeur des différents suffixes : quelles sont, par exemple, les ressources
du français pour former des noms abstraits. Nous avons les noms en -ance, comme séance, enfance; en -ée, comme entrée, chevauchée; en -ment, comme ménagement, changement; en -tion, comme action, administration; en ture, comme peinture, ouverture; en -té, comme pauvreté, opiniâtreté. Voilà des
exercices qui font passer en revue les ressources de la langue française, et entendue
de cette façon la grammaire cesse de ressembler au code pénal.
La première qualité du langage, c’est la propriété des
termes, et l’on est en droit de l’exiger de l’ouvrier et du paysan aussi bien que
du littérateur et du philosophe. Pourquoi cette qualité est-elle devenue si
rare ? Ce n’est pas seulement parce que beaucoup de gens traitent de matières qu’ils
savent imparfaitement. C’est aussi parce que leur esprit n’a pas été dressé,
dans l’enfance, à des habitudes suffisantes de rigueur et de netteté. Nous
parlerons bientôt des exercices de pensée. Mais puisque nous en sommes sur le
langage, veut-on savoir d’où provient le jargon bien connu de tous aujourd’hui,
grâce à nos vaudevillistes et à nos dessinateurs comiques, qui est attribué d’ordinaire
aux soldats, mais qui se retrouve dans la bouche de beaucoup de Français ayant
reçu la demi-instruction de l’école primaire ? Ce qui le caractérise, ce sont
les expressions employées à faux, les formes grammaticales hasardées, la constante
impropriété des termes et le mélange des mots empruntés au style soutenu
côtoyant des expressions triviales. Il y faut voir le produit d’un enseignement
incomplet et indigeste, qui néglige de faire parler l’enfant et qui lui bourre
la tête de mots mal expliqués. Toutes les fois que la lecture amène un terme
difficile, l’instituteur doit multiplier les exemples pour le faire comprendre,
et s’assurer par des interrogations qu’il a été entendu de tous. Je suppose que
cette phrase se présente : « L’éducation doit avoir égard aux besoins
respectifs du corps et de l’âme. » C’est le moment, non de définir le mot « respectif »,
ce qui serait long et difficile, mais de le faire saisir aux enfants grâce à
une quantité de phrases où vous le ferez entrer. – Ces trois corps de logis ont
leurs jardins respectifs. – Les élèves se rangeront autour de leurs moniteurs
respectifs. – Le juge a concilié les prétentions respectives des plaideurs. »
C’est ainsi que notre écolier finira par comprendre l’emploi du mot. Si jamais
il devient officier, il n’écrira pas dans son rapport, comme ce commandant de
la Commune de Paris : Positions toujours respectives.
On a dit avec justesse qu’une langue est un recueil de
métaphores pâlies. L’une des plus belles tâches de l’école est de faire revivre
un certain nombre de ces métaphores. Je suppose que lisant avec mes élèves la
scène d’Auguste et de Cinna, j’arrive à ces vers :
Toutes
les dignités que tu m’as demandées,
Je
te les ai sans peine et sur l’heure accordées.
Que veut dire accorder ? – Toute la classe répondra
par le synonyme donner. – Mais n’y a-t-il pas de différence entre les deux mots
? Quand vous donnez une chose à contre-cœur, pouvez-vous dire que vous l’accordez
? Qu’appelle-t-on des jeunes gens qui sont accordés ? d’où vient qu’on dit, d’un
enfant qui a un mauvais caractère : il ne s’accorde pas avec ses camarades
? et pourquoi dit-on encore : accorder deux ennemis ? La parenté d’accorder
et de cœur étant devenue visible pour tous les élèves, vous pourrez faire
comprendre la force de l’expression de Corneille. Et accorder un violon ? il n’est
là nullement question de cordes. Comme il s’agit de mettre le violon en rapport
régulier avec les autres instruments, la langue, par une conception hardie, en
fait un être animé, qui a besoin de vivre en bonne intelligence avec ses
compagnons. L’enfant saisira sans peine la métaphore, qui ne s’effacera plus de
son esprit, et quand il lira dans son rudiment que l’adjectif s’accorde en
genre et en nombre avec son substantif, cette phrase elle-même, qu’il connaissait
depuis longtemps, prendra à ses yeux un aspect moins maussade.
Cette sorte d’enseignement se présentera, pour peu qu’on
y prenne garde, à tout instant. Quand vous parlerez à vos élèves de leur avenir,
le mot de carrière ne pourra guère manquer d’être prononcé. Expliquez alors que
c’est à la course fournie par le cheval qu’on assimile la route suivie dans la
vie par un homme. On dira donc entrer, dans la carrière, la parcourir, l’achever.
Mais comment vous y prendriez-vous pour l’embrasser ? Un ami pourra vous l’ouvrir,
un ennemi vous la fermer : mais personne n’est en état de la briser. On a
dit que toute métaphore devait pouvoir se peindre. Il est encore plus simple de
la mimer. Voulez-vous faire comprendre aux enfants cette locution si
fréquemment employée : les affaires marchent ? Mettez-vous à marcher. Les
affaires s’arrêtent? Arrêtez-vous. Et de même elles vont bien, elles vont mal,
elles languissent, elles sont paralysées, elles reprennent, elles roulent. L’enfant
sera étonné de la vivacité du langage, et il prendra plaisir à chercher des
locutions analogues.
Montrez-lui comment la langue anime tout : les
bras d’un fauteuil, les jambes d’un compas, la tête d’un clou, le col d’une
bouteille. Ces futurs ouvriers trouveront un jour des expressions analogues.
Faites voir aussi le sentiment intime qui se cache en certains mots que nous
prononçons sans y penser : deux amis se sont désunis. N’est-ce pas montrer que l’amitié n’en faisait qu’un seul être
? Nos espérances se sont évanouies.
Le langage en un instant nous laisse apercevoir un mirage qui s’est dissipé.
Chaque langue, outre les mots, possède un certain
nombre de locutions toutes faites qui sont comme les pièces blanches du
langage, à côté de la menue monnaie. On peut les comparer à ces hémistiches et
à ces vers tout composés d’avance dont disposait le poète épique pour exprimer
les événements ordinaires et les actes journaliers de la vie. D’où proviennent
ces locutions ? c’est quelque tête bien faite, quelque malin ou poétique conteur
qui les a imaginées, et on les a trouvées si justes et si pittoresques qu’elles
ont été adoptées aussitôt, et qu’elles n’ont pas cessé depuis lors d’être en
usage. De quelqu’un qui a donné dans un piège grossier vous entendez dire :
il a coupé dans le pont. D’où provient cette expression bizarre? Elle est
empruntée au langage des bateleurs. Les faiseurs de tours de cartes vous présentent
le jeu à couper ; mais ils ont plié si habilement la partie supérieure du paquet,
qu’elle forme comme un pont dans lequel vous couperez comme un sot, si vous n’y
prenez garde. D’autres fois la langue frappera les enfants par l’énergie de ses
expressions. Je suppose que dans un récit où il est question d’une grande
douleur nous rencontrions ces mots : avoir le cœur brisé. Que veut dire
ceci ? Le cœur se brise-t-il quand nous sommes dans le chagrin ? – Un élève
répondra : C’est une image. – Non : ce n’est pas une image; si quelqu’un
d’entre vous a déjà subi une des grandes épreuves de la vie, s’il a assisté à
la mort d’un père, d’une mère, n’a-t-il pas senti en lui un coup comme si son
cœur se brisait ? et ceux à qui cette douleur a été épargnée, rien que d’y penser
ne sentent-ils pas quelque chose d’analogue ? Celui qui a d’abord parlé de la
sorte, a éprouvé aussi cette impression, et nous répétons après lui le mot qu’il
a créé.
Les proverbes, si chers à nos aïeux, et dont Franklin savait
tirer un si bon parti, ont bien perdu de leur prestige. C’est encore un legs du
passé que nous répudions trop légèrement, sans nous demander par quoi nous
remplacerons tout ce bon sens ramassé en courtes sentences. Il est bien vrai
que c’est une arme à deux tranchants, et que sur la plupart des sujets on peut
ranger les proverbes par paires qui se contredisent. Mais s’il en est beaucoup
qui plaident la cause de l’égoïsme, il y en a encore plus qui sont des maximes
d’honneur et de vertu. C’est la tâche de l’école de les mettre en pleine lumière
et de les graver en traits profonds dans l’esprit de l’enfant, pour qu’il les
emporte dans la vie comme un sûr viatique. Plus d’une fois, durant le cours de
son existence, l’ancien écolier sera placé entre deux conduites à suivre, et
dans la délibération qu’il tiendra avec lui-même, il appellera à son aide, pour
s’éclairer et pour se soutenir, tout ce que lui pourra fournir sa mémoire :
exemples, récits, conseils. Alors une maxime apprise à l’école, se présentant
avec la voix, le geste et le visage de l’instituteur, s’il a été à la hauteur
de sa mission et digne de ce nom, le retiendra peut-être dans la bonne voie. L’école
dédaigne cette sagesse des peuples : de ce magasin qui contient de l’excellent
et du détestable, très-souvent le mauvais seul vient jusqu’aux oreilles de l’enfant.
Le maître ne devrait pas craindre de citer, à l’occasion, quelque dicton
égoïste pour le mettre en parallèle avec les maximes honnêtes; il n’aura point
de peine à montrer de quel côté se trouvent la supériorité morale et le
véritable esprit de conduite.
Ce sont là des exercices qui feront entrer dans la
mémoire et dans l’usage de nos élèves une bonne partie de la langue française
qui d’ordinaire ne se trouve point dans nos livres de classe. Cela n’empêchera
pas l’instituteur de leur faire connaître des morceaux de style soutenu. Le
préjugé qu’il n’y a qu’une seule manière de bien dire les choses est en partie
entretenu par nos manuels grammaticaux, qui, imposant une expression,
condamnent tout ce qui s’en écarte. Ne dites pas ceci : dites de cette façon.
Voilà ce que nos enfants entendent depuis leur plus jeune âge. Quelquefois ces
admonestations sont incompréhensibles. Ne dites pas la prochaine fois que vous
viendrez. Dites la première fois que vous viendrez. Et pourquoi ? Quand vous
demandez leurs raisons à ces pointilleux censeurs, ils balbutient et n’en ont
point à vous donner. L’Académie française a bien un peu poussé dans cette voie,
en laissant croire que tout ce qui n’est point permis par elle, est défendu.
Mais c’est appauvrir la langue, tarir le naturel et figer l’esprit que de semer
ainsi les prohibitions sous les pas de l’enfant. Comme le dévot sous les yeux
du Seigneur, il est tenu dans une crainte perpétuelle de la grammaire. Mais
cette divinité n’est pas aussi sévère qu’on nous le fait croire. Elle se plaît,
au contraire, dans la diversité, et toutes les façons de parler sont approuvées
par elle du moment quelles sont naturelles et claires. Loin de faire le vide
autour de l’expression officielle, je voudrais appeler l’attention de mon élève
sur les différentes manières dont on peut dire la même chose. Entre le mot
familier, quelquefois trivial, et la locution littéraire, viendront se placer
par couches toute une série d’expressions qui seront à la disposition de l’enfant,
suivant qu’il parlera à la maison ou en public, s’adressant à un égal ou à un
supérieur, par écrit ou de vive voix. En possédant plusieurs locutions, les
unes bonnes, les autres meilleures, l’enfant sentira que vraiment il s’enrichit.
Il écoutera avec avidité cette leçon de français, qui est en même temps une leçon
de goût et de style on verra bientôt disparaître cette bigarrure de langage
dont nous avons déjà parlé, qui vient de ce que certaines expressions apprises
dans les livres sont cousues tant bien que mal au parler natif, que l’élève, en
dépit de vos grammaires, n’a pu dépouiller entièrement, puisque vous ne lui
avez rien donné à la place.
Quelque puisse être le mérite d’un manuel imprimé, il
sera toujours d’une complète insuffisance par un côté où nous voulons maintenant
appeler l’attention de nos lecteurs. Nous avons déjà dit qu’il ne faut pas enseigner
le français comme une sorte de latin, mais qu’il faut l’appuyer autant que
possible à la langue populaire, dont il est le correctif et l’idéal. Dans la
plupart de nos provinces cette langue populaire s’écarte sensiblement du
français proprement dit, tant par la prononciation que par le lexique. On
devine que nous voulons parler des patois, que l’ignorance a pu longtemps considérer
comme une sorte de corruption ou de caricature du français, mais qui aujourd’hui,
grâce à des notions plus saines, commencent à être envisagés sous leur vrai
jour, c’est-à-dire comme des dialectes non moins anciens, non moins réguliers
que le français proprement dit, lequel pour avoir été le dialecte de l’Ile-de-France,
est devenu la langue littéraire de notre pays. La plupart de nos instituteurs
enseignent le français comme une langue tellement au-dessus du patois qu’on ne
peut même pas songer un instant à les mettre en parallèle : le patois pour
eux est non avenu, ou s’ils en parlent, c’est comme d’un antagoniste qu’il faut
détruire. L’élève qui arrive à l’école parlant son patois est traité comme s’il
n’apportait rien avec lui; souvent même on lui fait un reproche de ce qu’il
apporte, et on aimerait mieux la table rase que ce parler illicite dont il a l’habitude.
Rien n’est plus fâcheux et plus erroné que cette manière
de traiter les dialectes. Loin de nuire à l’étude du français, le patois en est
le plus utile auxiliaire, et il ne sera pas difficile de démontrer que là où il
existe un patois, l’enseignement grammatical, pour peu qu’on sache s’y prendre,
devient aussitôt plus intéressant et plus solide. On ne connaît bien une langue
que quand on la rapproche d’une autre de même origine. Le patois, là où il
existe, fournit ce terme de comparaison. Quelques règles de permutation données
par l’instituteur mettront l’élève en état de trouver les liens de parenté qui
unissent les deux langages.
L’idée que le patois est un parler tout à fait digne
de mépris est si bien établie dans l’opinion générale, qu’il faudra d’abord
quelque précaution pour l’introduire à l’école. La première fois que le maître
prononcera une phrase patoise, j’entends d’ici le bruyant et profond éclat de
rire qui l’accueillera. Les élèves tout surpris auront le sentiment comme si la
civilisation était soudainement représentée par eux et l’ignorance par l’instituteur.
Mais que le maître ne se laisse point décontenancer, qu’il répète
tranquillement sa phrase ou quelque chose d’analogue. Le rire recommencera, mais
déjà il sera moins spontané, et il s’y mêlera l’idée qu’il y a là quelque chose
à quoi ils n’avaient jamais songé et dont ils vont avoir l’explication. C’est
le moment où l’enfant prête l’oreille. Montrez-lui alors que la phrase patoise
peut se ramener aisément à la forme française. Faites comprendre où résident
les différences et quelles sont les analogies. L’enfant commencera à considérer
son propre langage sous un tout autre aspect : la forme française lui
apparaîtra comme une sœur d’un rang plus élevé qui tend la main à sa sœur du
peuple, ou comme l’espèce ennoblie par la greffe à côté de l’espèce sauvage. Il
ne sera plus étonné que de son rire de tout à l’heure. Tantôt le patois
présentera à l’état simple des mots qui, en français littéraire, n’existent
plus que dans des composés ou des dérivés. Ainsi l’habitant du Berry dit «
faire son viron » (faire son tour) et « vironner » (tourner),
tandis que le français possède seulement environ
et environner. Pour ouvrir la bouche
le paysan de la Saintonge dit « bader » : c’est l’origine et l’explication
de notre mot badaud. D’autres fois un
mot qui est sorti de notre langue vit encore dans les patois : Ainsi caver, qui veut dire creuser, et qui
explique cave et caveau. Souvent le
français n’a gardé que le sens détourné, quand le patois a encore le sens propre
et primitif. Nous disons, par exemple, s’emparer d’une ville, d’une contrée.
Mais qu’est-ce qu’emparer ? nos patois vous l’apprendront. Emparer veut dire
garnir, fortifier : emparer une ville de murailles. De là l’adjectif
désemparé et le dérivé rempart (qu’on devrait écrire rempar). On comprend dès
lors qu’en terme de guerre on ait dit s’emparer d’une position, d’une province,
et, au figuré, s’emparer d’un esprit, s’emparer de la conversation.
Que n’a-t-on pas écrit sur l’expression à l’envi que certains grammairiens ont
proposé d’orthographier à l’envie,
comme si en parlant de deux étourdis qui font des folies à l’envi l’un de l’autre,
on voulait dire qu’ils se portent envie. Les petits paysans du Bourbonnais en remontreront
là-dessus aux savants. Quand on fait sa mise au jeu, le premier joueur dit « j’envie »
c’est-à-dire j’invite. Le second « je renvie » c’est-à-dire je renchéris
sur la mise, et l’invitation elle-même s’appelle l’envi. C’est donc à l’invitation
l’un de l’autre, et pour ne pas être en reste, que nos deux fous de tout à l’heure
commettent leurs sottises.
Quel plaisir pour l’enfant de voir officiellement reconnues,
de trouver dans la bouche du maître, ces expressions qu’il gardait par devers
lui, n’osant les employer, même quand il n’avait rien à mettre à la place !
Tous ces termes auxquels pour lui se rattachent tant de souvenirs, il ne sera plus
obligé de faire effort pour les oublier.
Si avec cela le maître lui montre que son dialecte
(comme il arrive si souvent) est conforme à l’ancien français, et qu’il se
rencontre avec la langue de Henri IV ou même avec celle de saint Louis, comme l’enfant
respirera à son aise, comme en rentrant chez lui il verra d’un autre œil le foyer
domestique! N’est-ce pas là le premier des biens de ne pas être exproprié de
son langage pour adopter exclusivement celui de Paris ? Si, par bonheur, la province
a déjà quelques auteurs, comme Jasmin, comme Roumanille ou Mistral, lisez de
temps en temps ces livres à côté des livres français. L’enfant se sentira fier
de sa province et n’en aimera que mieux la France. Le clergé connaît bien cette
puissance du dialecte natal : il sait s’en servir à l’occasion, et c’est
pour avoir méconnu la force des attaches locales que votre culture est trop
souvent sans racine et sans profondeur. Il faut que l’école tienne au sol et n’ait
pas l’air d’y être simplement superposée.
Une fois que l’attention des élèves sera tournée de ce
côté, ils provoqueront d’eux-mêmes les explications du maître. L’enfant est
naturellement collectionneur : aussi bien qu’il réunit des minéraux, des
papillons ou des timbres-poste, il fera collection de locutions curieuses. A
côté de beaucoup de non-valeurs, vous verrez ainsi paraître plus d’un trésor de
la vieille langue, plus d’une expression frappante qui méritait d’être mise en
lumière. De temps en temps il arrivera qu’un écolier, se levant dans la classe,
apprendra au maître comme à ses camarades quelque chose que tous ignoraient.
Mais cela même n’est pas mauvais, la classe y gagnera en sérieux, et les élèves
se feront une idée plus juste de ce qu’est le savoir humain. Il est vrai qu’ils
adresseront parfois au maître des questions embarrassantes : c’est à cela que
vous reconnaîtrez les têtes qui travaillent, qui ne sont pas toujours les
élèves les plus brillants en classe. Si l’instituteur ne peut répondre, où est
le mal? qu’il dise tranquillement : Je ne sais pas au juste, ou : je
ne sais pas, mais je voudrais bien le savoir. Ceci encore fait réfléchir les
enfants. C’est ainsi qu’on apprend à ignorer et à chercher.
Ce que nous venons de dire, plus d’un instituteur le
pratique sans doute. Mais autre chose est de hasarder des rapprochements à la
dérobée et comme par contrebande, autre chose de les proposer avec méthode et
avec la pleine conscience de leur valeur. Qu’on ne craigne pas que l’autorité
de la langue officielle s’en trouve ébranlée : ce n’est pas le danger que
nous courons, et la littérature, le journalisme, l’administration suffisent
amplement pour en rappeler à toute heure la nécessité. Quant aux provinces,
qui, comme la Bretagne et le pays basque, parlent une langue à part,
introduisez le français tout en respectant le dialecte natal. Si l’Alsace nous
est et nous reste attachée de cœur, c’est, entre autres causes, parce que nous
n’avons jamais essayé de lui enlever son langage[13].
Laissons des nations qui parlent plus que nous du respect de la langue, faire
la guerre à tout ce qui n’est pas leur propre idiome. Elles n’arrivent par là
qu’à faire haïr leur domination. C’a été l’honneur de l’ancienne monarchie française
aussi bien que de la France moderne, que pareille lutte ne s’est jamais vue
chez nous. Nous avons eu nos guerres de religion, nos guerres civiles ; mais
la haine de race n’a jamais eu accès dans nos cœurs. Il n’y a en France ni
duché de Posen, ni Slesvig nord.
Nos instituteurs, qui pour la plupart sont nés à la
campagne et qu’on place ordinairement dans le département même dont ils sont
originaires, sont bien préparés pour donner l’enseignement dont nous venons de
parler. La seule difficulté, c’est de vaincre la prévention qui existe chez
eux, et peut-être chez ceux-là le plus fortement, qui ont le plus longtemps
parlé patois au foyer domestique; Mais un cours d’histoire de la langue française
donné à l’École normale triomphera sans peine de ces préjugés. La grammaire
historique d’Auguste Brachet, si claire et si intéressante, tiendra lieu de ce
cours chez ceux qui sont déjà en fonctions. Il serait à souhaiter aussi que
tous nos instituteurs reçussent à l’avenir des leçons de latin ; je n’entends
point par là le latin comme on l’apprend au lycée. Des notions exactes sur la grammaire
latine, un certain nombre de textes faciles qu’on expliquera pendant deux ans,
suffiront largement pour l’enseignement que nous voulons. Plus d’un sans doute
prendra goût à ces études, notera le dialecte de son village et sera conduit de
cette façon à s’intéresser au passé du pays. Au lieu d’être un étranger parmi
les paysans, au lieu de représenter une culture officielle toujours suspecte,
il deviendra le vrai représentant de la commune, celui qui en saura le mieux l’histoire,
et qui, dans les contestations de mots ou de choses sera consulté comme le
dépositaire de la tradition et comme le savant du canton.
ORTHOGRAPHE
Tout cela, dira-t-on, est fort bien. Mais ce n’est pas
de la grammaire. Que deviennent pendant ce temps les trois sortes d’e, et la règle des participes, et même qui s’accorde quand il précède et
qui ne s’accorde pas toujours quand il suit, et les différentes manières d’écrire
quelque et toutes ces autres règles
que nous avons apprises dans notre jeunesse et qu’en écrivant nous nous
félicitons de savoir si bien appliquer ? De tout cela, il n’a pas encore été
question, et nous sommes ainsi conduits au second inconvénient que nous
signalions au commencement, savoir la part exagérée qui est faite dans nos écoles
à la langue écrite, et particulièrement à l’orthographe.
Les conditions particulières de notre langue, le caractère
savant de notre civilisation ont fait de la France le pays de l’orthographe.
Une réforme pareille à celle de Grimm en Allemagne, ou même à celle de l’Académie
espagnole, rencontrerait chez nous d’insurmontables résistances. Mais je voudrais
au moins que les finesses de notre orthographe restassent réservées au lycée et
qu’on n’en incommodât point nos petits paysans. Je voudrais aussi que l’instituteur
apprît à distinguer ce qui se rapporte à la langue écrite et ce qui appartient
à la langue parlée, et qu’il ne confondît pas ces deux sortes d’enseignements. Quand
vous dites, par exemple La maison que j’ai vu bombarder; et La maison que j’ai
vue tomber, où est la différence dans la prononciation ? et à moins que vous ne
songiez au futur poète qui peut se trouver dans la classe, et qui a besoin de
connaître les règles de prosodie, à quoi sert dans la langue parlée une telle
distinction ? Enseignez-la tant que vous voudrez au collège, mais faites-en
grâce à l’école primaire. Vous nous dites qu’il faut écrire entendus dans cette phrase : Les
hommes qui vous cherchent sont ici ; on les a entendus entrer. Je le veux bien,
mais essayez de prononcer cet s et
vous verrez qu’il vaut mieux ignorer la règle en parlant.
C’est pourtant à des vétilles orthographiques que l’on
gaspille le meilleur du temps, de la peine et de la bonne volonté de nos
enfants. Plus la règle est subtile, plus le maître y attache d’importance :
Un couvre-pied, des couvre-pieds. Mais il faut écrire : Un serre-tête, des
serre-tête (parce que chacun ne serre qu’une tête). Les deux Corneille étaient
frères. – Les Corneilles, les Racines sont rares. – Où est la différence, je vous
prie, et qui songera jamais à faire entendre cet s ? – Ne voyez-vous pas qu’au
lieu de la pomme vous donnez à l’enfant la pelure, et au, lieu de la chose, non
pas même le mot, mais l’image du mot ? Les bons élèves retiennent la règle, les
médiocres la savent à moitié et prennent l’habitude de l’à-peu-près. Les
esprits lents se découragent d’apprendre une science si difficile : leur
pensée va ailleurs, souvent là où elle ne devrait pas aller ; ils perdent le
respect de la classe et du maître.
L’orthographe nous prend plus de temps que l’histoire
naturelle. Elle n’a jamais fini de commander ; toujours elle a par devers
elle quelque subtilité nouvelle. Née dans l’école, grandie dans l’école, elle
en est devenue le tyran. Elle est le tourment de l’élève et, par un juste
retour des choses, le désespoir du maître. Non seulement elle coûte un temps
précieux à nos enfants mais c’est un des plus sûrs moyens de les déshabituer de
penser. Il faut écrire un verrou, des verrous ; mais il faut : un bijou,
des bijoux. Pourquoi ? Dites-leur au moins que dans l’ancienne orthographe française
qui comportait une plus grande liberté, on mettait indifféremment l’x ou l’s, et que l’irrégularité actuelle est un reste de cette ancienne incertitude.
Je suppose qu’une lecture amène le nom du Rhin ou du Rhône. Pourquoi y a-t-il
un h après l’r ; c’est que les mots comme rhétorique, rhume qui
viennent du grec, avaient une aspiration, et qu’on a confondu à tort avec ces
mots les noms de nos deux fleuves. L’enfant sera enchanté de savoir ces petites
choses ; le sens historique s’éveillera en lui ; il aura une idée
plus juste de l’orthographe ; il apprendra à distinguer le fond de la forme, l’être
de l’apparence, et tout en retenant sa règle, il s’habituera à faire des questions
aux autres et à lui-même.
Par la force même des choses, nos manuels accordent
autant et plus de place à telle règle d’orthographe d’un emploi rare et d’une
importance fort secondaire, qu’à tel principe qui doit être appliqué à tout
instant. Laissez les premières de côté et attendez pour les expliquer que la
lecture d’un texte vous en amène un exemple. Le malheureux élève qui lit son
rudiment croit que la langue française est semée de pièges. Ici encore il faut
que l’instituteur ne soit pas le serviteur du livre et qu’il présente le
rudiment comme un aide-mémoire et non comme un catéchisme dont tous les
articles méritent un égal respect.
Quand on traite de l’orthographe, il faut faire une
distinction entre le mécanisme grammatical, qui peut s’enseigner par règles, et
l’orthographe première des mots, qui ne s’apprend que par l’usage. Ainsi les
personnes et les temps du verbe appartiennent au mécanisme grammatical : je
sais que la troisième personne du pluriel finit en ent ou nt, que le
conditionnel se termine en rais. Mais
l’orthographe des verbes eux-mêmes ne peut s’apprendre une fois pour toutes. Je
ne saurais pas, si on ne me l’a dit ou si je ne l’ai vu, comment on écrit : fouetter,
dompter, astreindre, contraindre. Et de même comment deviner l’orthographe des
substantifs tels que moelle, arrhes, abbaye ? Cette partie de notre orthographe
française est si compliquée et si capricieuse, elle est si inexplicable pour
ceux qui ne savent pas l’histoire de la langue, qu’on ne peut espérer la faire
apprendre en ses détails à de jeunes enfants. Enseignez les choses essentielles ;
quant au surplus, fiez-vous à votre élève, si vous avez su lui communiquer l’habitude
de l’observation et le goût de la lecture. L’opinion qui attribue à l’orthographe
une si grande importance, sera pour lui un stimulant suffisant : le jeune
homme qui emporte de l’école la connaissance des principales règles de la
grammaire, qui aime la lecture et qui sait se servir d’un dictionnaire, peut
aisément compléter son éducation sur ce point.
DU GOÛT DE LA LECTURE.
Savoir lire, c’est bien. Mais comment se fait-il que
nos élèves apprennent à lire sans emporter de l’école le goût de la lecture ?
Les étrangers dans la dernière guerre en ont été frappés. Ils voyaient nos
prisonniers désœuvrés, sans que l’inaction parût leur peser. Leur plaisir était
de jouer aux dames, à la marelle, au bouchon. En certaines villes, on leur
avait donné des ouvrages d’histoire, des récits de voyage, mais ils n’y touchaient
point. Aussi le bruit s’était-il répandu que nos soldats ne savaient pas lire[14].
L’ouvrier allemand, américain recherche les livres. Là
où il n’existe point de bibliothèques, il prélève sur son travail de quoi en
fonder. Chez nous, tout au plus les petits journaux prétendus populaires, avec
leur contenu frelaté, peuvent éveiller la curiosité et captiver un instant l’attention
de la population des villes. D’où provient cette différence ? Ici encore nous
rencontrons d’abord le protestantisme. Lire n’est pas chose si facile qu’il
nous semble ; il y faut de l’exercice et de l’habitude. Non seulement le
catholicisme remplace le livre par le rosaire, mais il fait l’éloge de la sainte
ignorance. La femme espagnole venant s’asseoir pendant une heure, un éventail à
la main, sur un banc d’église, est réputée avoir fait œuvre agréable à Dieu. Rapprochez-en
la femme protestante qui lit et relit la Bible, qui cherche à pénétrer dans le
langage symbolique de l’Ancien Testament, ou qui essaye de mettre d’accord les
trois synoptiques. Admettons que les qualités morales et l’intelligence naturelle
soient les mêmes des deux côtés ; combien l’esprit est traité de manière
différente ! d’une part il reste en friche (s’il n’est pas rendu stérile), de l’autre
il est soumis à une continuelle culture. Supposez que le combat pour la vie s’engage
entre deux sociétés aussi différentes que ces deux femmes. Le résultat sera
facile à prévoir. Une expérience vieille comme l’humanité nous apprend que le
succès ici-bas n’appartient ni aux âmes les plus aimantes, ni aux cœurs les
plus généreux : c’est aux intelligences les plus aiguisées et les plus
actives qu’est dévolu l’empire du monde.
Une autre cause, qui au fond tient à la précédente,
aggrave et complique le mal. On n’écrit point chez nous pour le peuple. Si nous
avons quelques anciens livres qui conviennent, ou à peu près, comme lecture
populaire, c’est grand hasard et l’auteur n’y avait point songé. Nos écrivains classiques,
déjà vieux d’un siècle, de deux siècles, s’adressaient à une société ne
ressemblant guère à la nôtre, ayant d’autres goûts, d’autres croyances, d’autres
préjugés. Le dix-septième siècle est bien loin. Ces dehors mythologiques, cette
adoration d’un monarque, cette religion qui ne ressemble pas au christianisme
moderne, laissent le lecteur froid. Il faut être lettré pour y trouver profit
et plaisir. La langue, sur bien des points, s’est modifiée, elle a besoin d’explications
et de commentaires. La Fontaine lui-même, le plus populaire de tous nos
auteurs, est rempli de locutions vieillies et d’allusions à des usages abolis. Quant
aux écrivains du siècle suivant, quelle que soit l’opinion qu’on ait sur le
fond de leur polémique, ils réclament, pour être compris, tout un travail de
reconstruction. L’homme du peuple qui lit Voltaire, s’il n’est pas scandalisé,
le trouve dépassé, suranné. L’ouvrier républicain essayera de lire le Contrat social : mais il ne le
comprendra qu’en gros et sera bientôt découragé par ces déductions abstraites.
Tout ce monde d’idées est fermé à qui veut s’y introduire sans préparation et sans
guide. Il faut bien en convenir : les esprits les plus élevés qu’ait
produits notre pays sont pour le peuple comme s’ils n’existaient pas. Au lieu
qu’en d’autres contrées il y a des écrivains connus et aimés de la nation tout
entière, rien de pareil ne se voit en France. Tandis qu’une portion de notre
pays se nourrissait de Montaigne, Pascal, La Bruyère, Montesquieu, Tocqueville,
l’autre en restait au paroissien et à la bibliothèque bleue. Veut-on savoir
depuis quand cette scission s’est faite ? il n’y a qu’à consulter les lectures
de nos paysans. Ils lisent l’histoire des quatre fils Aymon, celle de Robert le
Diable et de son fils Richard sans peur, qui sont rééditées tous les dix ou vingt
ans à Troyes et à Épinal. Le dernier grand remaniement de ces romans, qui sont
fort anciens, comme on sait, est du règne de Charles VIII. A la fin du
quinzième siècle, la société française marchait donc encore du même pas, s’intéressait
aux mêmes aventures, et avait les mêmes goûts. Depuis lors, par l’influence de
la Renaissance, non tempérée par la Réforme, la tête et le corps du convoi se
sont détachés, et la distance qui les sépare va toujours s’élargissant.
Il semble que notre société contemporaine, tout imprégnée
d’idées démocratiques, devait produire en foule les auteurs populaires. Mais l’écart
entre les deux parties de la nation est devenu si grand que ceux mêmes qui
auraient le plus à cœur de parler au peuple et de l’instruire, sont incapables
de s’en faire comprendre. Les mots qu’ils emploient sont entendus à contre-sens ;
les principes qu’ils supposent démontrés sont ou ignorés ou contestés. Les noms
historiques qu’ils citent n’éveillent chez le lecteur aucun souvenir. Vous exposez
des faits à des gens qui vous demandent de les émouvoir par une certaine rhétorique
dont ils ont pris l’habitude. Aussi les meilleurs livres, composés pour l’instruction
du peuple par les esprits les plus sincères et les plus généreux, sont-ils
restés sans lecteurs, ou s’ils en ont trouvé, ce n’est point parmi la classe
que l’écrivain avait en vue. Quelque affligeant –que soit cet aveu, aujourd’hui
comme au temps de Louis XIV, les meilleurs livres que notre temps voit paraître
sont non avenus pour le peuple et lui restent inconnus ou inintelligibles. Nous
avons deux nations en France : l’une pense, lit, écrit, discute et contribue au
mouvement de la culture européenne ; l’autre ignore cet échange d’idées
qui se fait à côté d’elle, ou si elle essaye d’en prendre connaissance, elle
ressemble à un homme jeté au milieu d’une conversation depuis longtemps engagée
avant qu’il vienne, et où il entend prononcer des noms et débattre des intérêts
qui lui sont également inconnus.
Là ne se bornent point les effets du mal que nous
avons commencé de décrire. Mais les dernières conséquences sont trop sous nos
yeux pour qu’il soit nécessaire de les rappeler. La spéculation mercantile a
été tentée par cet immense marché qu’un peuple sachant lire, mais n’ayant point
de livres qu’il pût comprendre, offrait à la cupidité. Plus habile, parce qu’elle
était moins scrupuleuse, elle a trouvé le langage qu’il fallait à ces nouveaux
lecteurs. Les publications illustrées, les petits journaux ont jeté en pâture à
la foule des romans qui, pour le mérite de l’invention, sont la plupart fort
inférieurs à ceux de la bibliothèque bleue. Je ne parle pas de la valeur morale,
presque toujours nulle ou négative. D’un autre côté, depuis que le suffrage
universel a remis le pouvoir aux mains du grand nombre, il s’est trouvé des
politiques et des économistes qui ont su assez simplifier les systèmes et faire
assez abstraction de l’histoire pour être entendus de nos ouvriers. Ils ont
créé une littérature qui a ses adeptes à part, d’autant plus dociles qu’ils sont
plus indifférents à l’égard de tous les autres livres, d’autant plus
accessibles à cet enseignement, qu’ils partagent leur attention entre un plus
petit nombre de volumes.
Tel est l’état de choses où nous sommes arrivés aujourd’hui.
Il est si inquiétant que beaucoup de bons esprits qui croyaient fermement
autrefois aux bienfaits de l’instruction populaire, sont venus à en douter,
sinon en général, du moins pour notre pays. « Est-ce bien la peine de
répandre des méthodes de lecture qui conduisent à de tels résultats, et serons-nous
vraiment plus avancés quand la France tout entière lira les feuilletons de la
petite presse et les articles des journaux socialistes ? L’instruction ne nous
réussit pas. Où en serons-nous quand nos paysans de la Bretagne auront l’esprit
aussi trouble et le sens moral aussi bouleversé que nos ouvriers des grandes
villes? »
La réponse à ces questions n’est pas difficile. C’est
parce qu’on apprend trop peu de chose dans nos écoles, et non parce qu’on y
apprend trop, que nous avons assisté à ce désarroi de l’intelligence populaire.
Il ne faut pas accuser ceux qui apprennent à lire à nos enfants, mais ceux qui
tout en concédant ces premiers éléments de toute instruction, veulent que l’enseignement
n’aille pas au delà. Apprendre à lire est un bienfait illusoire ou un présent
dangereux, si vous ne rendez pas vos élèves capables de comprendre et d’aimer
les lectures sérieuses. C’est par là qu’il faut les mettre à l’abri des
séductions. Si, à l’atelier, de mauvaises lectures sont mises entre leurs mains,
si la propagande cherche à s’emparer de leurs esprits, le goût de la lecture,
sera le plus sûr contre-poids à ces tentatives. Sur l’homme qui lit beaucoup un
mauvais livre est loin d’exercer l’influence qu’il sur celui qui lit peu. Il
apprend bientôt à distinguer un ouvrage qui contient des faits et des
raisonnements dont il peut contrôler la justesse, d’un autre qui ne donne que
des déclamations. Si je ne craignais de présenter ma pensée sous une forme paradoxale, je dirais que les mauvais
livres ne sont dangereux que pour ceux qui ne lisent point; car la plupart du
temps, ceux qui les citent ne les ont même pas lus, et c’est seulement pour en
avoir entendu le résumé et pour en avoir recueilli quelques bribes, qu’ils se
prévalent de leur autorité. Combien, en 1848, avaient vraiment lu Proudhon ? L’ouvrier
qui a lu un livre jouit parmi ses compagnons d’une considération dont on peut difficilement se faire une idée dans les
classes lettrées : c’est un homme qui a étudié les sciences sociales, qui connaît
les questions de travail et d’échange. Je ne sais pas de critique plus
sanglante de notre enseignement primaire, ni de condamnation plus éclatante du
système qui recommande l’ignorance, que ces réputations acquises à si bon
marché dans le peuple et qui coûtent parfois si cher à la société.
L’une des réformes les plus urgentes qu’appelle notre
enseignement primaire, c’est donc de provoquer chez les enfants le goût de la lecture.
Pour arriver à ce résultat il faut que l’instituteur fasse des lectures en
classe. N’objectez pas la perte de temps, car il serait facile de nommer des
exercices qui envahissent l’école et qui ne jouissent d’une si grande faveur
dans l’opinion des maîtres que parce qu’ils remplissent les heures. Au lieu de
ces dictées qui laissent la tête de l’enfant complètement inactive, lisez le récit
d’une belle action, la description d’un phénomène naturel ou simplement un
conte de fée. Quand au milieu du silence général, suivi d’un long murmure d’étonnement
ou de satisfaction, l’instituteur fera rentrer le livre dans son pupitre, plus
d’un élève suivra le volume d’un œil de regret. Le format et la couverture, lui
restent dans la mémoire, et toutes les fois qu’un hasard le fera reparaître, il
y aura plus d’un cœur qui battra secrètement dans la classe. Mais quelle ne serait
point la joie de l’élève à qui, pour récompense d’une conduite sans reproche et
d’un travail exemplaire, le maître prêterait un jour le livre même d’où il a
tiré sa lecture ! Une faveur si extraordinaire attirerait, je pense, plus
d’un envieux à celui qui en serait l’objet, et des écoliers favorisés par la
fortune pourraient bien être tentés de prendre le titre de l’ouvrage pour demander
à leurs parents qu’on leur en fît présent.
La lecture est une telle source de plaisir, surtout
dans le premier âge, qu’une fois que l’écolier en aura goûté la douceur, les
stimulants et les encouragements seront superflus. Ne voyons-nous pas des
enfants de deux ans feuilleter avec délices leurs livres d’images et se répéter
à eux-mêmes les histoires qu’on leur a contées ? Il ne s’agit donc que de
procurer les livres à nos petits paysans. C’est ici que la partie instruite de
notre population devrait trouver quelque chose de cette activité ingénieuse et
de cette ardeur de propagande qui fait pulluler les Bibles dans les pays
protestants, et qui répand en pays catholiques les oraisons dévotes et les
images de sainteté. Il ne faut point songer seulement aux enfants pauvres, mais
encore à ceux dont les parents auraient les ressources nécessaires pour acheter
des livres, mais ne le font point, parce, qu’ignorants eux-mêmes, ils ne
sentent point le prix de l’instruction. Lectures faites en commun,
bibliothèques communales dont l’instituteur sera le gardien, livres donnés en
prix aux meilleurs élèves, tous ces moyens seront bons mais avant tout, il faut
que l’école possède un certain nombre d’ouvrages que les élèves emporteront à
tour de rôle à la maison, et qu’ils devront, en les rapportant, résumer de vive
voix ou par écrit.
Quels livres placerons-nous dans cette bibliothèque de
l’école ? Les ouvrages d’éducation et de morale y occuperont naturellement le
premier rang ; j’y voudrais ensuite beaucoup de géographie : des récits de
voyage, des descriptions de pays lointains réveilleront ce goût des aventures qui
semble vouloir s’endormir dans notre race, et qui nous a donné autrefois les
Jacques Cartier et les Cavalier de la Salle. Faisons donc connaître à nos enfants
les histoires des grands navigateurs, et plaçons à côté d’eux les voyageurs
modernes, comme Speke, Barth, Livingstone. L’histoire de France comptera un
certain nombre de volumes mais on y verra, à côté des récits de nos victoires, celui
de nos revers, pour que l’enfant prenne une idée plus juste des limites de nos
forces, et pour qu’il apprenne à connaître les fautes qui chez nous amènent
habituellement les désastres. Ce n’est pas en nous montrant toujours victorieux
qu’on élèvera les âmes capables de porter et de réparer nos malheurs. L’histoire
des autres peuples devra être également représentée ; il faut que nos enfants
commencent à sortir de cette ignorance qui, pour notre plus grand dommage, nous
laisse si indifférents à ce qui se passe hors de chez nous, et nous rend incapables
de comprendre les événements qui ont lieu au delà de notre horizon de tous les
jours. Les sciences naturelles et physiques, les arts mécaniques, nous
fourniront quelques volumes qui éveilleront plus d’une vocation et qui, des
mains de l’enfant, passeront peut-être à celles du père.
Laissons une large place aux œuvres d’imagination et à
la poésie. Depuis les grandes conceptions épiques qui ont charmé le premier âge
de l’humanité jusqu’aux simples contes de fée, le merveilleux est dû à l’esprit
de l’enfant, qui n’aura affaire que trop tôt aux réalités de la vie. L’Iliade, l’Odyssée, dans des traductions faites pour cet usage, ne dépasseront
point la portée d’esprit d’un enfant de douze ans. N’est-ce pas de ces poèmes qu’un
ancien disait qu’ils sont le commencement, le milieu et la fin, le livre de l’enfant,
de l’homme et du vieillard? A côté d’eux figureront les grands poèmes modernes,
la Chanson de Roland, la Jérusalem délivrée, le Roland furieux, les Martyrs. La littérature dramatique, si chère aux enfants, sera
représentée par les classiques du temps de Louis XIV, auxquels on pourra
joindre quelques écrivains de notre siècle, tels que Casimir Delavigne et
Ponsard. Les Fables de La Fontaine et de Florian ont naturellement leur place
marquée dans notre bibliothèque. Nommons enfin les Contes de Perrault, ceux de
Grimm, un choix des Mille et une Nuits : ces récits ont charmé les enfants
de l’Inde et de la Perse, beaucoup ont fait les délices de nos pères au moyen
âge. Pourquoi les refuserions-nous à nos petits contemporains ? Le Robinson de
Foë, justement recommandé par J.-J. Rousseau, le Robinson suisse transporteront
l’imagination au milieu d’un merveilleux d’une autre sorte. Parmi les auteurs d’aujourd’hui,
citons Erckmann-Chatrian et J. Macé, qui ont su réussir dans l’art si difficile
de se faire entendre du peuple et des enfants.
Une telle bibliothèque, sans dépasser cent volumes,
que la librairie fournirait à bas prix, à cause de l’étendue du marché,
transformerait la vie intellectuelle de nos jeunes générations. Un des
inconvénients dont nos instituteurs se plaignent le plus, c’est que l’été leur
enlève une partie de leurs écoliers; mais la lecture pourrait suivre l’enfant
aux champs. Quand nos petits pâtres demanderont à emporter avec eux, pour mettre
à profit les moments libres de la journée, un livre de leur bibliothèque
scolaire, on pourra dire que l’instruction primaire de nos campagnes est enfin
sortie de la période préparatoire et embryonnaire où elle est restée jusqu’à
présent.
GEOGRAPHIE ET HISTOIRE.
De ces deux enseignements, nécessaires l’un et l’autre,
le plus indispensable, selon nous, c’est encore la géographie. C’est aussi
celui qui doit être donné le premier : apprenons à connaître la maison que
nous habitons avant de chercher à savoir qui nous y a précédés et qui l’a
construite.
Le Français est célèbre en Europe pour son ignorance
de la géographie. Les étrangers possèdent là-dessus quantité d’anecdotes dont
la dernière guerre a encore augmenté le nombre. Si les officiers et les
publicistes ont fourni sur ce chapitre des preuves surprenantes de leur
inexpérience, on peut se figurer ce que doit être le savoir des classes
populaires.
Pour nous expliquer d’où provient cette ignorance, il
faut assister à une leçon de géographie dans une école primaire de village.
Les enfants apportent avec eux un petit livre, soit
Meissas et Michelot, soit quelque autre du même genre, et ils récitent la leçon
du jour. Je suppose qu’ils en sont à la Belgique : ils disent par cœur les
quinze lignes consacrées à ce pays, et s’ils savent correctement les noms des
villes avec le nombre de leurs habitants et la courte mention qui accompagne
chaque ville, ils reçoivent une bonne note. La semaine suivante, il est
question de la Suisse, puis de l’Autriche, puis de la Russie, et ainsi de
suite. Chaque leçon, découpée comme à l’emporte-pièce, n’a aucun rapport avec la
précédente, ni avec celle qui vient après. Demandez à ces élèves la route qu’ils
suivraient pour aller en Belgique ou en Autriche : ils n’en sauront
absolument rien. Ils ne connaissent pas même les fleuves et les montagnes de
ces pays, car c’est au commencement du livre qu’ils en ont appris les noms,
dans des chapitres où sont réunis tous les fleuves et toutes les montagnes de l’Europe.
Un tel enseignement, cela va sans dire, est le plus aride qu’on puisse
imaginer. Tous ces noms, d’aspect souvent étrange, ne disent rien à l’esprit de
l’enfant. Que voulez-vous que se représente le petit paysan limousin, quand
vous lui dites qu’un golfe est une partie de mer qui s’avance, dans les terres,
et que les quatre golfes les plus remarquables de l’Europe sont ceux de
Bothnie, de Finlande, de Gascogne et du Lion. Ce sont des mots qu’il doit
retenir, rien de plus. Et comment est-il introduit dans l’enseignement de la
géographie ? Une singulière aberration veut qu’on lui présente d’abord ce qu’il
y de plus général : des notions de cosmographie et des définitions. Les seules
figures que les auteurs de ces singuliers manuels aient eu l’idée de joindre à
leur livre se rapportent à l’astronomie : on y voit l’écliptique, la
raison des équinoxes et le tableau des phases de la lune. Voilà comme nos
enfants sont dressés à ne rien savoir en géographie.
Même avec un ouvrage aussi imparfait, on pourrait
donner de bonnes leçons. Mais il faudrait que nos instituteurs reçussent l’idée
d’une autre méthode : ils ont appris la géographie de cette façon et ils
transmettent l’enseignement qu’on leur a donné à eux-mêmes. Une liste de noms,
c’est à quoi l’on a réduit chez nous la science dont Herder disait : «
Accuser d’aridité l’étude de la géographie, autant vaut accuser l’océan de
sécheresse. Je m’étonnerais fort qu’un enfant bien doué ne l’aimât point
par-dessus toutes les autres sciences, si elle se montrait à lui sous la forme
qu’elle doit avoir. »
L’homme est resté absent jusqu’à ce jour de nos livres
de géographie ; et pourtant il est le véritable et principal objet de cette
étude. D’une part, la géographie doit montrer les changements que font subir à
l’homme la situation, le climat, la configuration et la nature du pays qu’il habite
et, d’un autre côté, elle doit montrer les modifications que lui-même a
imprimées au sol et le parti qu’il a tiré de sa demeure terrestre. Envisagée de
cette façon, la géographie viendra se placer entre les sciences naturelles et
les sciences historiques, participant des unes et des autres. Si vous montrez
comment les occupations, la richesse, le caractère, les mœurs, la vie intime
des peuples dépendent du sol qu’ils habitent, et comment la civilisation,
centuplant les forces de l’homme, finit par le rendre maître du monde, vous n’aurez
plus à craindre que l’élève se dégoûte de cette étude ou en trouve les
nomenclatures difficiles à retenir; il ne plaindra plus sa peine, parce que les
noms qu’il apprendra lui rappelleront une idée morale, et parce qu’il sentira
les rapports qui unissent entre eux les divers faits qu’on lui enseigne. Au
lieu de commencer par dire que la terre est ronde et qu’elle se divise en cinq
parties, je voudrais que l’enseignement géographique prît pour point de départ
le lieu même que l’enfant habite. – Où s’est levé le soleil ce matin ?
demanderai-je dans la première leçon (je suppose que je m’adresse à des
Parisiens du quartier des Écoles). – Derrière le Panthéon, au Jardin des
Plantes. – Et où se couchera-t-il ce soir ? – A Vaugirard. J’expliquerai alors
qu’il faut se placer de manière à avoir le soleil levant à sa droite. – Devant
nous que voyons-nous ? – Montmartre. – Derrière nous ? – La Glacière. – Voilà
les quatre points cardinaux.
La première carte que des Parisiens devront étudier, c’est
celle du département de la Seine. Je tracerai devant eux sur le tableau, et ils
apprendront à tracer eux-mêmes, le cours de la Seine avec les courbes qu’elle
décrit et les presqu’îles qu’elle forme. J’y joindrai ensuite les affluents, la
Marne, le Rouillon sur la droite, la Bièvre sur la gauche. Puis viendront les
montagnes. Si la Seine décrit des sinuosités aussi bizarres, c’est qu’elle est
gênée dans sa marche par des collines qu’elle est obligée d’éviter ; au moment
où elle entre dans Paris, elle vient de longer les hauteurs de Thiais et de Villejuif ;
le Trocadéro la force à s’infléchir momentanément vers le sud, et le Mont-Valérien,
avec ses dépendances, la fait remonter au nord jusqu’à Saint-Denis. Je
montrerai alors à quel système de collines se rattachent ces points culminants
qui viennent d’être cités. Une fois la configuration physique bien établie, – nous
passerons à ce qui est l’œuvre de l’homme : le canal de l’Ourcq, celui de
Saint-Denis, les villes et les villages, les principales lignes de chemin de
fer, les grandes routes. Ce sera un plaisir pour l’enfant qui a visité Sceaux,
Vitry, Gennevilliers, de marquer lui- même leur emplacement sur le tableau.
Ceux qui à l’avenir feront des excursions, songeront à la leçon de géographie
et amasseront des observations en route. Notez que le département de la Seine
est un des plus compliqués de la France, et qu’ailleurs la leçon, donnée d’après
les mêmes principes, fera encore plus d’impression, parce que les lieux étant
moins célèbres, l’élève sera d’autant plus charmé de l’attention qu’on leur accorde.
Nos instituteurs, qui sont presque tous chargés du
cadastre, sauront fort bien tracer au tableau la carte de la commune, du
canton, de l’arrondissement, du département. A leur tour, les élèves s’exerceront
à le faire. Mais il serait à souhaiter, en outre, que chaque école eût ses
cartes murales, et qu’à côté de la carte de France, elle en possédât d’autres
pour chacune des divisions que nous venons de nommer. Ainsi l’enfant apprendra à
se faire une idée des échelles différentes, et il verra la place que sa commune
occupe dans le pays suivant que le spectateur étend ou rétrécit son horizon. L’œil
de l’écolier s’habituera bientôt à lire sur une carte comme dans un livre, et
une fois qu’il aura la pratique de ce langage, ce sera un besoin pour lui d’accompagner
toute description de lieux d’une représentation graphique. Nous avons trop vu
dans la dernière guerre les avantages de ce genre d’instruction pour qu’il soit
nécessaire d’y insister. Nos soldats, ne comprenant point d’où venait la science
topographique de l’ennemi, s’acharnaient à poursuivre des espions imaginaires.
Mais non seulement chaque sous-officier prussien, en consultant sa carte,
connaissait mieux le pays que la plupart des habitants, mais il savait à quel
mouvement d’ensemble son corps d’armée prenait part ; il voyait les progrès des
opérations et il en pressentait les effets. La confiance s’en trouvait augmentée
et passait dans les rangs des soldats.
C’est ainsi qu’il faut instruire nos jeunes Français.
Mais il ne suffit pas.qu’ils sachent dresser de mémoire la carte de la commune,
du canton et du département. Ils doivent en connaître les ressources agricoles
et commerciales. – Combien vaut chez nous l’hectare de bonne terre ? demanderai-je
dans l’Orléanais au fils d’un cultivateur. Et savez-vous ce que l’hectare vaut
en Sologne ? – Dans une école du département de la Loire, c’est le charbon qui
fournira matière aux interrogations. Dans un port de mer, il sera question du
nombre des navires qui partent et qui arrivent, de leur chargement et de leur
destination. La géographie, de cette façon, ne sera plus un texte uniforme que
nos écoliers réciteront d’un bout à l’autre du pays comme le Benedicite. Il est vrai qu’elle sera
plus difficile à enseigner et qu’elle exigera de nos instituteurs des
recherches et des connaissances spéciales mais elle intéressera davantage le
maître et les élèves, et elle inspirera aux parents une considération pour l’école
qui rejaillira sur celui qui la dirige.
Quand les enfants connaîtront ce qu’au delà du Rhin on
appelle la patrie étroite, le moment sera venu de leur montrer la grande
patrie. Il existe de bons livres pour la géographie physique et politique de la
France mais c’est encore à la parole du maître que cet enseignement empruntera
son principal intérêt. Souvenirs de voyages, descriptions, dessins, événements
récents, tout ce qui peut répandre la vie en ces leçons sera le bienvenu. J’y
voudrais surtout des faits et des renseignements qui fissent voir de quelle
façon chaque partie de la France contribue à la grandeur et à la prospérité de
l’ensemble. Le paysan voyage peu, et quoi qu’en aient dit depuis quatre-vingts
ans nos publicistes, l’unité morale de notre pays est moins étroite qu’on ne
pense. Non seulement les campagnes portent envie aux villes, et surtout à Paris,
mais nos différentes provinces s’ignorent les unes les autres. Si la nouvelle
organisation de l’armée prend le caractère local qu’on voit dans d’autres
contrées, j’ai peur que nous ne fassions sur ce chapitre des découvertes
fàcheuses. Mais si les diverses parties de la France n’ont pas la cohésion morale
et intellectuelle qu’on peut désirer, le meilleur moyen de prévenir les
malentendus, c’est d’avoir soin que dès l’école primaire elles apprennent à se
connaître par ce qu’elles ont chacune de meilleur. Même chez l’homme instruit,
l’opinion bonne ou mauvaise qu’il a d’une nation, la sympathie ou l’aversion qu’il
éprouve pour un pays, reposent trop souvent sur des impressions futiles. A plus
forte raison cela est-il vrai d’une nature crédule ou ignorante : une
anecdote entendue dans l’enfance, un souvenir historique vrai ou apocryphe, un
malin dicton suffit pour prévenir l’esprit à jamais. Ne laissons pas ces armes
entre les mains de la malveillance ou du hasard. En apprenant à connaître, par
une bouche grave et sincère, la vie et le caractère des diverses populations de
la France, l’écolier, peut-être déjà imbu de préjugés, les sentira disparaître
pour faire place à l’estime et à l’affection. Au lieu d’un patriotisme
abstrait, dont il serait périlleux de tout attendre à l’heure du danger, nous
aurons un patriotisme éclairé, reposant sur l’amour que se portent des
provinces qui se connaissent et qui s’apprécient.
Quand des habitants de différentes parties de la France
se trouvent en présence, l’entretien s’établit soit sur le terrain des
principes, soit sur celui des intérêts généraux du pays. C’est là un résultat de
notre unité administrative qui fournit dans le même temps à tous les Français
les mêmes sujets de discussion. Assurément, il ne faut pas s’en plaindre ; mais
on peut regretter qu’à côté de ces généralités, il n’y ait point place pour des
échanges d’idées provenant de la connaissance immédiate que nos provinces
auraient les unes des autres. C’est par Paris et en Paris que les Français se
joignent et se touchent. Mais où est cette curiosité affectueuse qui devrait rendre
les fils d’une même contrée désireux de s’étudier en leurs analogies et en
leurs différences ? Où est cette connaissance réciproque des particularités et
du passé de chaque province sans laquelle le nom de compatriote perd son
principal attrait ? Nous voyons ici les conséquences d’une centralisation
jalouse qui a su isoler les départements tout en les rattachant étroitement à
la Capitale. Corrigeons du moins par l’enseignement les effets d’un système qui
tend à supprimer entre les Français des différentes régions toute attache autre
que les liens administratifs.
Il y a beaucoup à faire sur ce point dans nos écoles normales.
L’impulsion devra partir des maîtres qui donnent, en ces maisons, les leçons de
géographie. Qu’ils s’inspirent des livres de Lavallée, de Henri Martin et de
cet admirable tableau de notre pays inséré par Michelet en tête du second
volume de son Histoire de France.
Et puisque nous sommes là-dessus, trouvera-t-on que
nous nous écartons trop de notre sujet, si nous faisons observer qu’il dépend
de l’Etat et des grands établissements auxquels il confie l’administration des
intérêts publics, d’étendre ou de limiter la connaissance que peuvent prendre
de leur pays les classes populaires ? Si le paysan français voyage moins que le
paysan belge ou allemand, il ne faut pas uniquement accuser son humeur
casanière. Quelles facilités ne trouve pas à l’étranger l’habitant peu favorisé
de la fortune qui veut visiter la province voisine ou faire le tour de son pays
! Les moyens de voyager sont à bas prix ; des combinaisons de toute sorte, libéralement
entendues, lui permettent de prendre possession, par la vue et par l’esprit, de
la contrée qu’il habite. Il semble que chez nous l’intérêt mercantile ait fait
oublier tout le reste. Rien n’a été prévu pour rendre plus aisé un moyen d’instruction
si sûr et si puissant[1].
Je reviens à l’enseignement de la géographie dans l’école
primaire. Après, ou plutôt en même temps que la France (car il ne faut pas
toujours rester sur le même sujet, et il est bon de varier les leçons), on
étudiera l’Europe. Le maître fera connaître les différents pays de l’Europe d’une
façon sommaire, mais pourtant de manière à munir l’esprit de notions sûres et
nettes. Il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui, grâce au progrès des relations
de toute nature, ces contrées sont à nos portes, et que la vie des autres
nations influe constamment sur la nôtre ; l’ignorance qui faisait sourire
autrefois est aujourd’hui un tort fait à nos propres intérêts et un danger pour
notre pays. Il importe que chaque Français sache quelles sont la situation, l’étendue,
la puissance de grands pays comme l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne, la Russie,
l’Espagne : il faut qu’il ait une idée de leurs ressources agricoles et de
leurs productions industrielles. Quelques descriptions des curiosités
naturelles et des monuments historiques de chaque pays plairont à l’imagination
et frapperont la mémoire. Le maître définira en peu de mots le gouvernement et
le caractère de ces peuples, ainsi que la tendance générale de leur politique extérieure :
il est grand temps que là-dessus quelques notions justes pénètrent dans les
couches populaires. Il est imprudent de dire que la politique doit être bannie
de l’école, puisque nous ne pouvons la bannir de la vie, et puisque les lois de
notre pays font de chacun de nous le juge des affaires de la France. Donnons au
moins à ces futurs électeurs les plus indispensables des connaissances : on
ne verra plus alors ces illusions obstinées qui, transportant hors de France
des idées ou des passions toutes françaises, imaginent les alliances les plus
étranges et veulent remanier la carte du monde au gré de nos chimères.
En sortant de l’Europe, et à mesure que notre cercle
visuel s’étend, les détails s’effaceront pour laisser paraître seulement les
grandes lignes. Une mappemonde et un globe seront nécessaires pour montrer la
situation relative des continents et les grandes routes de la navigation. Du
même coup, les élèves verront quelle modique place du globe occupe notre
continent, dont notre pays est lui-même une si petite partie. Loin d’abattre
les âmes, cette vue doit les retremper et les affermir. Les enfants peu
favorisés de la fortune sur la terre natale comprendront combien est grand le
champ qui s’étend devant eux et quelle carrière s’ouvre à leur activité, s’ils
veulent faire usage de leurs forces et de leur intelligence. Au lieu de nous user
dans des querelles intestines qui dévorent le pays et qui finissent par effacer
des cœurs le sentiment de la patrie, pourquoi n’irions-nous pas réclamer notre part
du globe ? Combien sont tombés dans nos carrefours, la haine au cœur, la malédiction
à la bouche, qui auraient trouvé au loin la fortune, la considération et tous
ces biens dont ils étaient justement épris, mais qu’ils cherchaient dans une
voie sans issue ! Colons en Amérique, en Australie, ils auraient aimé la France :
ils auraient été fiers de ses splendeurs au temps de la prospérité ; à l’heure
des revers, ils auraient aidé à guérir ses blessures. Eux aussi, ils auraient
travaillé à la grandeur de la France, en répandant au loin le nom, la langue et
les dons intellectuels de notre race. Si nous ne voulons pas que les plus ardents
de nos enfants s’exterminent en se disputant une ruche trop étroite,
montrons-leur les grandes routes du monde : le sang de nos ancêtres les
Gaulois n’est pas assez refroidi pour qu’ils restent insensibles à cet appel.
Nous passons maintenant à l’enseignement de l’histoire.
Comme la méthode, en ses traits essentiels, sera la même que pour la
géographie, nous pouvons nous contenter de quelques brèves indications.
Nous ne possédons point de livres populaires retraçant
le passé de nos différentes provinces. Aussi nos enfants vivent-ils sur la
terre natale comme des étrangers. Les monuments anciens qui sont sous leurs yeux,
les noms célèbres qui frappent leurs oreilles, restent inexpliqués s’ils n’ont point
trouvé place dans l’histoire générale de la France. Notre vieux sol, où à
chaque pas on heurte un souvenir, est muet pour le peuple, ou si nos enfants
savent quelque chose du passé de leur canton, c’est à des sources le plus
souvent douteuses qu’ils ont puisé leur science. En d’autres pays, les
habitants sont fiers d’un souvenir historique se rattachant à leur commune, ils
conservent avec amour tout ce qui rappelle un événement d’autrefois. En France,
l’indifférence est profonde ; elle est peut-être encore plus grande chez l’homme
à demi instruit que chez l’ignorant. Il semble que l’histoire des quatre
dynasties dont on nous fait apprendre les faits et gestes ait absorbé tout le
passé de la nation. La province natale ne commence à compter qu’à partir de sa réunion
à la monarchie française, et encore est-ce simplement comme partie intégrante
et anonyme de cette totalité.
D’autres ont sans doute éprouvé comme moi un sentiment
qui m’a souvent saisi quand je causais avec des gens ayant reçu l’instruction
de nos écoles primaires. On dirait que leur existence morale a été déracinée ;
ils n’appartiennent plus ni à la campagne, ni à la ville, ni au peuple, ni à la
bourgeoisie. Dépaysés chez eux, il n’y a guère que l’administration ou l’armée
qui puisse encore leur servir de patrie. Aussi les voit-on déserter sans peine
une commune qui n’est pas plus la leur que les trente mille autres de la
France. Une instruction incolore et uniforme en a fait d’avance des agents de l’autorité
centrale. Le défaut que nous signalons s’étend à tous les degrés de notre
enseignement. La classe moyenne qui devrait être la gardienne du patriotisme
local, a l’air de se faire un honneur d’en paraître dépouillée. Ce manque d’un
fond historique est l’une des causes du vide de la vie de province.
Des régions qui ont rempli l’Europe du bruit de leur
renommée et exercé une action décisive sur l’histoire du monde, la Normandie,
la Lorraine, la Bourgogne, la Provence, la Champagne, sont présentées comme de
simples circonscriptions territoriales. Ce n’est pas ainsi qu’on pourra éveiller
l’intérêt historique. Le goût des choses du passé n’est pas si naturel à l’homme
qu’on le suppose : il faut qu’il naisse à la vue de quelque vestige des
temps écoulés, de quelque témoin des événements d’autrefois. Il faut en outre
que l’histoire, à ses premières pages, nous prenne par nos sentiments intimes.
Parlez à l’enfant de ses ancêtres et de la contrée qu’il habite ; faites-lui
voir de vieux édifices, d’anciennes églises, les restes des châteaux d’autrefois.
Quelle leçon d’histoire qu’une excursion aux ruines de l’abbaye de Jumiéges ou
une visite aux tombeaux des ducs de Bourgogne ! De la sorte l’écolier
prendra pied peu à peu dans le passé, et il voudra connaître l’histoire de
cette monarchie ou les destinées de sa contrée natale sont venues se confondre
et se mêler avec celles de tant d’autres. Que penserions-nous des Italiens si
leur unité politique d’aujourd’hui leur faisait oublier l’histoire de Milan, de
Florence, de Gênes, de Venise ? Parce que le mal est déjà ancien chez nous et
parce que nos esprits s’y sont habitués, il n’en pèse pas moins sur notre pays.
Nous venons de citer des noms illustres : mais il n’est pas nécessaire qu’une
ville soit célèbre pour être chère à ses habitants, et le patriotisme, surtout
chez les enfants, a une optique à part pour grandir les hommes et les choses. Élevons
donc des Français qui sachent l’histoire de leurs foyers, et qui soient fiers
de leurs héros domestiques. J’entends dire qu’il est trop tard pour réveiller
ce passé. Mais ceux qui parlent ainsi sont dupes de leurs propres paroles. Il
ne s’agit pas de rappeler le passé à la vie, mais seulement de le ramener à la
connaissance des générations nouvelles. La science, à cet égard, peut beaucoup.
En Allemagne, l’enseignement parle d’abord à l’écolier de sa ville ou de son
village. Mais il ne faudrait pas croire qu’une tradition non interrompue eût
maintenu cette histoire locale vivante dans la conscience populaire. Beaucoup de
souvenirs qu’aujourd’hui un enfant rougirait d’ignorer et que des monuments de
toute sorte rappellent à l’attention de tous, ont été ensevelis dans l’oubli
pendant des siècles. L’érudition les a ramenés au jour; puis l’enseignement, s’en
emparant, les imprime dans l’esprit des jeunes générations et les restitue
ainsi à la conscience nationale.
Je ne voudrais pas que nos élèves eussent à apprendre
un cours suivi d’histoire. Les récits détachés, faits de vive voix par le
maître, seront la meilleure méthode d’enseignement. Autant qu’il sera possible,
ces récits devront prendre la forme biographique, la plus intéressante et la
plus claire pour de jeunes têtes. L’enfant emporte l’image de certains
personnages, s’éprend de leur caractère, se repaît de leurs hauts faits, s’afflige
de leurs malheurs : volontiers il s’identifie avec ses modèles et les
représente dans ses jeux. Ce ne sont pas seulement des rois et des conquérants que
nous ferons défiler devant la classe : les bienfaiteurs de l’humanité, les
grands inventeurs, quand leur vie présente des incidents remarquables, auront
leur place et leur jour. Le maître, à L’occasion, fera ressortir la leçon
morale contenue dans les événements, mais sans conclusion didactique et plutôt
par quelques mots insérés dans le récit.
Si nous ne voulons pas que l’histoire forme un cours
suivi, nous sommes loin de penser qu’elle puisse s’enseigner d’une façon
accessoire, au moyen des dictées d’orthographe ou de digressions amenées par un
nom propre. Dans le premier cas les choses disparaîtraient derrière les mots,
et de l’autre manière aucune impression durable ne resterait dans l’intelligence
des enfants. Mais une fois que le maître aura fait connaitre quelque grand
personnage ou quelque notable événement, je voudrais qu’il ne négligeât rien
pour le graver à jamais dans les mémoires. Si la poésie a célébré un homme
illustre ou un glorieux épisode de notre histoire, faisons apprendre à nos
écoliers ces morceaux. Il y a encore un autre moyen usité à l’étranger pour
renouveler sans cesse, dans l’esprit de la jeunesse, le souvenir de grands
événements ; mais notre pays est trop divisé et la portion la plus récente
de notre histoire, trop livrée à la polémique des: partis. pour que nous
puissions introduire cet usage ; ce sont les anniversaires et les fêtes
nationales célébrées à l’école. Que le maître du moins ne néglige aucune
occasion de montrer ce que nous devons à nos ancêtres, combien la France d’autrefois
a fait pour celle d’aujourd’hui, et quels liens de reconnaissance nous doivent
rattacher à tel homme qui est séparé de nous par les siècles. Qu’il nourrisse
dans ces jeunes esprits l’amour de tout ce qui est honnête, généreux,
énergique, désintéressé ! L’héritage de nos aïeux n’est point si méprisable
après tout puisque, malgré tant de fautes, nous en vivons.
Parmi toutes les nations du monde, la France présente
le spectacle unique d’un peuple qui a pris son propre passé en aversion. On
dirait une population d’esclaves qui vient de renvoyer ses maîtres et qui ne
veut plus se souvenir du temps de sa servitude. Que beaucoup de ses griefs fussent
légitimes, qui voudrait le nier ? mais d’autres peuples ont souffert des mêmes
abus sans garder les mêmes ressentiments. Je ne crois pas que les luttes de la
fin du dix-huitième siècle et la mauvaise littérature du nôtre suffisent pour
expliquer une aussi étrange répulsion. On ne peut haïr à tel point que ce qu’on
ignore, et la principale raison d’un état d’esprit si peu naturel, c’est que l’imagination
du peuple a gardé le souvenir amplifié des crimes et des misères du temps passé,
sans qu’on ait pris soin de lui en rappeler les bienfaits et les grandeurs. L’adversaire
le plus décidé de l’ancien régime, pour peu qu’il l’ait étudié, ne peut tout
envelopper dans la même réprobation : l’ignorance seule est capable de ces
haines absolues. Mais une telle aversion n’est pas seulement le plus
déraisonnable et le moins vivifiant des sentiments. Comme le présent d’une nation,
quoi qu’elle veuille et quoi qu’elle fasse, est fils de son passé, il sera
toujours facile de lui montrer dans les institutions, dans les lois, dans les
usages, la trace de ces temps qu’elle croyait abolis à jamais. Les
contemporains seraient donc exposés à la même inimitié que les ancêtres, et après
s’être détachée de ses souvenirs héréditaires, la France, autrefois si ouverte
à tous les mouvements d’affection et de sympathie, finirait par ne plus
connaître que la défiance et la haine.
[1] « En règle générale, tous les moyens de
communication entre les hommes tournent au profit de l’instruction. » Lorain,
Tableau de l’instruction primaire en
France, p. 35.
[1] En 1790, quelques jours avant sa mort, Joseph II fut
obligé de retirer ses réformes et de revenir aux avantages et aux inconvénients
de l’ancien système.
[2] Voyez surtout Thiersch : Über gelehrte Schulen.
[3] Levana. Œuvres complètes, seconde édition, t. XXII, p. 28.
[4] Revue
de l’instruction publique du 9 août 1866.
[5] Surtout L. Hahn, Das Unterrichts-Wesen in Frankreich, Breslau, 1848. L’auteur paraît avoir bien connu
nos écoles et nos collèges : son livre, quoique déjà assez ancien, est
encore d’une entière justesse, tant les choses ont peu changé depuis vingt ans.
[6]
Lorain, Tableau de l’instruction primaire
en France. Paris, 1837, p. 15 et suiv.
[7] Cité par M. Duruy, dans son premier rapport sur
l’enseignement primaire.
[8] Nous parlons ici de l’ensemble de notre jeunesse, car
la distinction qu’on a l’habitude de faire entre l’instruction des filles et
celle des garçons, comme si l’une importait moins que l’autre, est l’un des
maux les plus profonds de notre pays.
[9] Je
dois beaucoup pour la suite de ce chapitre, ainsi que pour plusieurs autres
passages de mon livre, à un excellent travail de M. Rudolf Hildebrand, Vom deutschen Sprachunterricht in der Schule,
Leipzig, 1867.
[10]
Baudouin. Rapport sur l’État de
l’enseignement en Belgique, en Allemagne et en Suisse, 1865, p. 87.
[11] « Les vers, a dit le grand philologue F. A. Wolf,
servent plus que tout le reste à l’éducation, et il ne devrait point, à cet égard,
y avoir de différence entre les classes de la société. Jusqu’à sept ou huit
ans, les vers doivent être l’essentiel, car c’est sur cet âge que la poésie
fait la meilleure impression. Il ne peut pas encore sentir la beauté supérieure
de la prose. C’est la même chose que pour la nation en masse. Le passage à la
prose est très difficile. »
[12]
Voyez le recueil de M. de Puymaigre : Chants
populaires du pays messin, p. 1, et approchez-en l’article de M. Gaston Paris,
dans la Revue critique du 12 mai
1866.
[13] On a
remarqué que les seules bonnes poésies que la France ait produites pendant la
guerre de 1870-71, sont en provençal, en breton et en allemand.
[14] A Ouzouer, sur cent blessés je n’en ai trouvé que
quatre ou cinq qui eussent du goût pour la lecture, deux seulement qui aimassent
l’instruction. J’extrais cette observation d’un article rempli de faits
intéressants : Allemands et Français
; Souvenirs de campagne, par Gabriel Monod. Revue chrétienne, du 5 décembre
1871.
ENSEIGNEMENT DE CHOSES
En écrivant ce titre nous espérons que pour beaucoup de nos lecteurs il ne sera pas une énigme. Des efforts ont été faits en ces dernières années pour introduire dans nos écoles un genre d’exercice qui, depuis soixante ans et au delà, est vulgaire en Allemagne. M. Cousin l’avait signalé dans ses Lettres sur l’instruction primaire ; mais telle est la force d’inertie qu’oppose chez nous la routine à toute innovation, que les exercices de la pensée, comme il les appelait déjà, n’éveillèrent la curiosité de personne. Il a fallu la propagande d’une femme généreuse pour attirer enfin l’attention sur un enseignement si simple et si utile.
Tous ceux qui connaissent notre instruction publique avoueront que la plaie dont nous souffrons le plus, non pas seulement à l’école primaire, mais à tous les degrés de l’enseignement, c’est le verbalisme. Trop de mots, pas assez de choses : sous les mots nous ne voyons pas les choses qu’ils recouvrent, et le langage, au lieu de nous servir à découvrir la réalité, le plus souvent nous la dérobe. Tandis que le petit citadin nomme dans ses compositions écrites des instruments d’agriculture dont il n’a aucune idée précise, son camarade de la campagne, avec non moins d’ignorance parle commerce ou industrie. La suite des études répond à ce commencement ; avec les années, et sans avoir davantage été mis en contact avec la réalité, l’écolier de tout à l’heure devient le rhétoricien qui, dans ses discours, agite les questions politiques et littéraires, et l’élève de philosophie qui résoud les problèmes de métaphysique et de théodicée. On arrive ainsi à élever une nation qui s’attribue volontiers, à ses heures de satisfaction, le don de la netteté et de la précision ; malheureusement il est plus exact de dire qu’elle a le goût des généralités et d’une certaine logique toute formelle.
Sur tous les sujets du monde nous avons une quantité de phrases faites par avance, et qui passent de bouche en bouche comme étoffe et comme aliment de la conversation. On les retrouve dans les journaux, dans les livres, à la tribune. Elles viennent s’interposer, à la façon des idées représentatives de Malebranche, entre la réalité et notre esprit. Bien des gens sont si peu habitués à se servir de leur intelligence et ont la tête si remplie d’expressions qu’on les voit ordinairement occupés non à penser, ni à chercher des mots pour leurs pensées, mais à attendre la pensée d’autrui pour y fixer une des nombreuses phrases qu’ils tiennent en réserve : Si l’idée qu’on leur présente se refuse à cette sorte d’enregistrement, ils la tournent et retournent assez longtemps pour qu’elle se dépouille de ce qu’elle a d’insolite, et ils finissent par la faire entrer, mutilée ou travestie, dans le moule inévitable. Faut-il ajouter que ce genre d’esprit est surtout fréquent chez les femmes, et particulièrement chez celles qui, comme on dit, ont reçu de l’éducation ? Nous voyons clairement ici l’effet d’un enseignement tout verbal, qui a nourri les intelligences de tours de phrases et de bonnes expressions.
Ce défaut a été senti de tout temps plus d’une fois : depuis Montaigne jusqu’à J. J. Rousseau, il a été signalé, mais la tradition, un instant tenue en échec, reprenait bientôt l’avantage. Rousseau surtout a dénoncé avec véhémence le vide de notre instruction. « Parmi les sciences, dit-il, on se garde bien de choisir celles qui seraient véritablement utiles, parce que ce seraient des sciences de choses. » Son disciple Pestalozzi en vint enfin à l’application. On ne voyait entre les mains de ses élèves, dit un témoin oculaire, ni livres, ni cahiers, mais seulement une ardoise et un crayon. Les enfants copiaient sur l’ardoise les figures dessinées par leur maître. Puis venaient les explications. Pestalozzi voulait avant tout que les enfants apprissent à regarder, à entendre, à toucher. Il décomposait un objet en ses différentes parties : il le recomposait sous les yeux de l’élève. De cette façon seulement nous apprenons à mettre sous un mot une chose nettement conçue. Chaque classe devrait posséder en quantité suffisante des objets de différentes sortes, produits de la nature, outils, œuvres fabriquées, pour fournir l’occasion d’exercices de ce genre. Ces explications ne font pas doublé emploi avec les cours techniques ou avec les leçons d’histoire naturelle que les élèves pourront suivre plus tard car il s’agit moins, dans la leçon de choses, de leur communiquer des connaissances que de les habituer à observer. Voir, a dit M. Alfred Maury, est un don des plus rares, qui n’a été départi qu’au petit nombre. C’est ce don qu’il s’agit de généraliser, ou plutôt il faut développer une faculté qui existe virtuellement chez tous.
On a fait pour l’enseignement de choses des tableaux coloriés représentant des plantes, des animaux, des machines. Aucune école ne devrait en être dépourvue. Il serait bon aussi que tous nos instituteurs pussent tracer de leur main les objets dont ils veulent entretenir la classe. De cette façon, les enfants verraient l’image se construire sous leurs yeux ; ils apprendraient à en subordonner les différentes parties et à lui donner de la profondeur. Naturellement un commentaire viendrait se joindre à ces dessins. Tantôt, s’adressant à la curiosité de l’enfant, le maître placerait l’image sous les yeux de la classe en lui demandant de la nommer.et de l’expliquer ; tantôt, après avoir fait précéder les explications, il ajouterait, en manière de surcroît et de récompense, la surprise toujours si bien venue du dessin. Qui ne se rappelle le plaisir qu’éprouve l’enfant à voir la représentation figurée d’objets connus ou inconnus ? Qui ne sait le pouvoir qu’exercent les images sur tous les esprits naïfs ou incultes ? C’est par des images que Cyrille et Méthode ont gagné un peuple à leur religion. Il s’agit de mettre au profit de l’observation et de l’analyse ce penchant inné chez l’enfance.
D’autres moyens concourront au même but. Au lieu de ces sujets vagues qui forment le thème ordinaire des devoirs d’école, les compositions écrites devraient servir à développer l’esprit d’observation. Ne demandez pas à votre élève la description d’une maison ou d’une église : demandez qu’il décrive la maison paternelle ou l’église du village. La peinture d’un orage est un sujet de rhétorique : mais la description de l’orage qui a eu lieu aujourd’hui, ainsi que de ses effets, mettra l’enfant sur le terrain de la réalité. Des visites aux fermes et aux usines du voismage fourniront d’autres sujets de composition. Ce n’est pas seulement à l’école que des exercices de ce genre seraient à leur place. Comme le peintre qui ne peut se passer du modèle vivant, nous avons tous besoin d’entretenir en nous la faculté de voir et de saisir les choses extérieures. Qui nous débarrassera des simplifications littéraires ? Celui qui en prend l’habitude perd le sentiment de ce qui existe. Il n’aperçoit le monde qu’à travers des réminiscences de collège. Les faits les plus saillants s’émoussent ou se déforment dans son esprit. On sait combien un point de fait est difficile à établir par témoignage : l’intérêt et la passion ne sont point les seules causes qui rendent la connaissance de la vérité si malaisée. La plupart du temps nous avons affaire à des témoins dont la mémoire, au lieu de retenir l’image exacte de ce qu’ils ont vu, modifie les événements d’après un certain idéal qu’ils portent dans leur tête. L’enseignement de choses exige chez le maître un effort soutenu et une constante surveillance. Le seul fait que cet enseignement a été tant de fois réclamé, depuis Bacon jusqu’à Rousseau, nous prouve qu’il est difficile. On a vu des réformateurs qui l’avaient inscrit sur leur programme, tomber, après quelque temps, dans le plus creux verbalisme et susciter à leur tour les protestations de nouveaux réformateurs. Cette difficulté tient aux conditions mêmes de notre nature. Entre les choses et la pensée vient se placer le langage comme intermédiaire, et si nous n’y prenons garde, nous sommes continuellement exposés à nous contenter de ce commode remplaçant. Tout comme leurs prédécesseurs, Basedow et Pestalozzi finirent par avoir leurs procédés et leurs formules, et la mémoire des enfants, toujours complaisante et facile, ne tarda pas à s’en emparer. Gutsmuths raconte comment Pestalozzi, vers la fin de sa carrière, montrait du doigt les différents dessins d’un tableau, tandis que les enfants répétaient machinalement les noms qu’ils savaient par cœur. De mon côté, je me souviens d’un maître qui croyait sincèrement pratiquer l’enseignement de choses, parce qu’il faisait dire à la classe, en scandant les syllabes et tout d’une voix le cheval est un quadrupède. Le phoque est un amphibie.
En faut-il conclure que cet enseignement soit illusoire ou impossible ? –Loin de là. Mais il faut conclure qu’il en est de cette réforme comme de la réforme des mœurs dans les couvents du moyen âge et comme en général de toutes les réformes qui vont au fond des choses et qui veulent atteindre l’homme intérieur. Elles ne peuvent être faites une fois pour toutes ; elles ont besoin d’être continuellement recommencées. Elles ne peuvent être faites par un homme au profit de tous les autres ; chacun de nous doit les renouveler à tout moment. Si le maître s’endort un instant, le verbalisme reprendra le dessus. Il ne suffit pas de dire : la lettre tue et l’esprit vivifie. L’esprit se fige et devient lettre si vous cessez de le tenir en fusion. Rien ne peut donc remplacer l’action vivante du maître ; sans elle, images, dessins, descriptions dégénèrent bientôt en une série de procédés et en une vaine mnémonique. Il faut que le maître tienne ses enfants en haleine, réveille l’intérêt prêt à s’affaiblir, déjoue les inventions de la paresse. Rude et laborieux métier, dont Luther disait déjà qu’il usait son homme en dix ans. Donnons donc (c’est la véritable conclusion à tirer), si nous voulons avoir des écoles dignes d’un grand pays comme la France, donnons à l’instituteur les loisirs et la sécurité nécessaires pour qu’il ne soit pas courbé sur son œuvre du matin au soir, et pour que le poids de la vie ne brise pas en lui le ressort interne.
ÉDUCATION DE LA RAISON.
L’enfant qui s’accoutume à bien voir les choses amasse déjà en lui les premiers éléments de la critique. Il apprend à distinguer quels sont, parmi ses camarades, ceux qui possèdent la même habitude et quels sont ceux qui se payent d’apparence et d’ouï-dire. Chez les enfants comme chez les hommes, la précision devient bientôt un besoin de l’esprit, et une sorte d’attraction rapproche ceux qui l’éprouvent. Un bon instituteur cultivera cette disposition chez ses élèves. Il leur apprendra à s’assurer par eux-mêmes, toutes les fois que les circonstances le permettront, de la vérité d’une affirmation. Mais comme le plus souvent nous sommes obligés de nous en rapporter au témoignage d’autrui, il leur fera comprendre d’après quels motifs nous devons accorder, réserver ou refuser notre créance. Les exemples pour ce genre d’enseignement se présenteront d’eux-mêmes. Je suppose qu’il soit fait allusion à une superstition locale ou qu’un bruit public ait été mentionné dans la classe : au lieu d’écarter ces sujets comme compromettants ou comme étrangers à l’école, le maître s’en servira pour mettre les jeunes esprits sur la voie de la réflexion. Tantôt il aura à leur démontrer la faiblesse des raisons sur lesquelles repose leur confiance ; non moins souvent il aura à combattre les vains ou puérils arguments d’une incrédulité déraisonnable.
Il faudrait avoir une médiocre idée de l’enseignement, ou il faudrait mal connaître notre pays, pour regarder ces leçons de critique comme impossibles ou comme superflues. Nous venons d’assister au plus grand débordement d’erreurs et de mensonges qu’aucun temps ait peut-être jamais vu. Le pays a traversé les alternatives les plus surprenantes de confiance sans limite et de défiance effarée. Les bruits les plus insensés, les fables les plus grossières ont été accueillis avec une telle foi qu’il était dangereux de les révoquer en doute. Les mêmes hommes, à quelques semaines de distance, ont été considérés. comme des sauveurs et comme des traîtres, sans que rien justifiât la certitude anticipée qu’on avait de leur réussite, ou l’outrage qu’on jetait à leur insuccès. De tels égarements ne démontrent-ils pas qu’il y a une lacune dans le système d’éducation nationale ? et s’il fallait croire, comme on l’entend dire, que c’est là le caractère français, ne devrions-nous pas concevoir de vives craintes pour l’avenir de notre pays? Entre nations d’égale force, l’avantage n’est pas seulement du côté de la bravoure : il faut en même temps le sang-froid, le jugement qui mesure le danger pour y proportionner ses forces, la fermeté d’esprit qui résiste aux paniques; la confiance raisonnée qui sait supporter un échec et la clairvoyance impartiale qui en ose chercher les vraies causes. Personne n’est autorisé à dire que ces qualités manquent à notre race, puisque rien n’a été fait jusqu’à présent pour les faire paraître au jour.
S’il était vrai que quelques-uns de ces défauts eussent en effet leurs racines dans le tempérament de la nation, ce serait une raison de plus pour demander que l’école y apportât un contrepoids et un correctif. Jusqu’à présent il semble que l’instruction publique, en France, ait pris à tâche de nourrir nos travers et de cultiver nos faiblesses. Je n’en citerai qu’un seul exemple. De tout temps on nous a reproché l’excès de notre amour-propre national, et quoique aujourd’hui le malheur ait donné à ce sentiment quelque chose de respectable et de sacré, nous pouvons convenir qu’une confiance excessive dans nos forces, un mépris imprudent des forces d’autrui ont été l’une des causes de nos désastres. Mais comment en eût-il été autrement? Au lieu de contenir notre amour-propre national dans les limites d’un patriotisme intelligent, au lieu de l’ennoblir en y greffant l’ambition de tous les mérites qui peuvent nous manquer, on a vu l’école comme le collège flatter plutôt que diriger cette inclination naturelle. Tel livre répandu dans nos classes, par les parallèles qu’il établit à chaque page entre la France et les autres nations, semble avoir été écrit exprès pour donner à nos écoliers la plus médiocre idée du reste du monde. Assurément il est bon et nécessaire de nourrir dans la jeunesse la plus généreuse des passions; mais le patriotisme poussé jusqu’à l’infatuation et à l’aveuglement n’est pas seulement une erreur, c’est un danger pour le pays.
L’école qui jette dans la vie des enfants munis d’une instruction banale et superficielle ne mérite pas le nom d’institution nationale. Partout où un enseignement public est solidement constitué, de quelque esprit qu’il soit animé d’ailleurs, nous voyons qu’il porte ses vues au delà du seuil de la classe, et qu’il cherche à marquer de son caractère les générations nouvelles. Seul, l’enseignement de notre pays se réduit spontanément à une sorte de minimum, et croit avoir tout fait quand il a fourni quelques connaissances qu’on pourrait appeler neutres, tant elles agissent peu sur le fond de l’intelligence.
C’est par l’école que le caractère d’une nation peut se modifier. Passé un certain âge les espérances d’amendement moral ou de régénération intellectuelle ne sont guère que des illusions. Nos adversaires l’ont bien compris dans les provinces qu’ils viennent de nous arracher et dont ils veulent transformer la vie morale, ils ont fait d’avance le sacrifice des hommes faits et même des jeunes gens. Ils savent que leurs tentatives seraient en pure perte. Mais ils dirigent leur effort sur l’enfant de six ans, et par lui ils espèrent se rendre maîtres de l’avenir. Que cet exemple ne soit pas perdu pour nous ! Nous n’avons pas, Dieu merci, à changer les sentiments qui sont au cœur de nos enfants mais notre hisfoire, depuis cinquante ans, nous avertit d’une façon trop claire et trop pressante que tout nous reste à faire pour l’éducation de leur raison.
Il s’est constitué depuis quelques années une science qui a pris le nom de psychologie des nations, et qui se propose, d’après l’histoire, les coutumes, les lois, les arts et la langue des peuples, d’en tracer le portrait comme s’il s’agissait d’individus. Les adeptes de cette science n’auront pas de peine à nous décrire, car nos défauts, comme nos mérites, ne sont pas de ceux qui se cachent au grand jour. Nous les connaissons nous-mêmes par le menu, et des uns comme des autres nous sommes les premiers à parler en toute liberté. Il est temps que l’éducation publique profite de cette connaissance que nous avons de nous-mêmes ; elle en doit tenir compte pour cultiver, pour élever et pour épurer ce que nous avons de bon et de généreux, pour corriger et pour guérir ce qui est vicieux ou erroné.
Un défaut souvent signalé c’est le goût que nous avons pour les distinctions extérieures. Faut-il considérer comme un effet ou comme l’une des causes de ce travers l’usage des distinctions régnant dès l’école, laquelle, comme on sait, a déjà ses distributions de croix d’honneur et de médailles ? On dit que le pur sentiment du devoir n’existe pas chez les enfants, et que c’est là une notion trop haute pour des natures encore si légères. Je crois, au contraire, qu’il est plus facile d’habituer des enfants à travailler pour se contenter eux-mêmes et pour satisfaire leurs maîtres et leurs parents, que de ramener au désintéressement l’homme qui a grandi dans le désir des récompenses, et qui n’a jamais séparé dans sa pensée un acte de bonne conduite ou un effort de travail du signe extérieur qui doit le constater aux yeux du monde. Que d’ambitions inassouvies ces récompenses, traitées à tort d’inoffensives et d’enfantines, n’ont-elles pas fait germer et grandir ! C’est ici que le maître, dès les premiers jours, peut agir sur les esprits d’une manière ineffaçable, non pas par des discours, mais par l’estime qu’il attachera, en toute occasion, au mérite modeste, par la haute idée qu’il aura du devoir accompli, si obscur et si humble qu’il soit, et par la place sans égale qu’on lui verra donner, chez lui-même et chez les autres, au témoignage de la conscience.
Un autre défaut qu’on a remarqué chez nous, .c’est que nous ne pouvons supporter le poids de l’insuccès, non pas que nous ne sachions, aussi bien que d’autres peuples, résister à la mauvaise fortune et trouver en nous les ressources nécessaires pour y faire face. Mais nous avons besoin avant tout de détourner sur quelqu’un la responsabilité de nos malheurs, pour nous en décharger et l’en écraser. Disposition dangereuse qui risque d’augmenter le mal en semant partout la défiance, et en irritant les uns contre les autres ceux qui auraient besoin de rester unis! Quand on recherche les causes de ce travers, on voit qu’il provient surtout d’une ignorance qui n’a même pas entrevu la possibilité d’un échec, et qui, pour expliquer des revers inattendus, se détourne de la réalité et se jette dans les suppositions les plus vaines et les soupçons les plus flétrissants. Quelles folles idées le malheur n’a-t-il pas suggérées à nos soldats, parce que de tous les événements il était lui-même le plus imprévu et le plus invraisemblable! L’école devrait prémunir les esprits contre une assurance si périlleuse. Elle devrait enseigner par des exemples comment la fortune a trompé les entreprises les mreux conçues et les plus habiles, comment une nation s’honore en respectant ses chefs malheureux, comment le plus sûr moyen pour un peuple de triompher des plus grands périls, c’est la confiance et la concorde. L’instituteur n’aura pas de peine à faire accepter cette leçon, s’il montre que ceux qui prononcent le plus facilement le mot honteux de trahison sont ordinairement les mêmes qui à l’heure où il aurait fallu réfléchir, avaient été les plus empressés à aliéner la liberté de leur jugement et qui avaient voulu imposer à tout le monde une foi aveugle. Soyons circonspects quand il s’agira de nommer nos mandataires, qui auront entre leurs mains notre sort et celui de la patrie : c’est alors qu’il faut être défiants et craindre les mauvais choix comme un malheur public. A l’heure de l’action, laissons les soupçons aux têtes faibles et aux âmes serviles.
Nous avons encore le travers d’être plus sensibles à la façon dont se fait une chose qu’à la chose elle-même. Un mot spirituel ou hardi nous empêche de voir une action déplaisante. Une saillie heureuse inspirée par l’esprit d’à-propos peut nous faire oublier une injustice ou une lâcheté. Ce sont ordinairement ces traits que l’enseignement rend populaires, et qu’on propose à l’admiration des jeunes Français. Est-ce ainsi qu’on espère former leur jugement ? Il faudrait, au contraire, qu’ils apprissent à distinguer la réalité de l’apparence et qu’on les habituât à estimer les hommes, non d’après quelques belles paroles, mais sur la connaissance de leurs actes.
Une des choses dont l’Europe, pendant la dernière guerre, a été le plus étonnée, c’est de voir combien la raison du peuple français était peu mûrie et peu ferme. Le courage de la nation s’est montré tel qu’on l’avait connu en tous les temps; mais on a été effrayé de trouver une telle inexpérience de pensée, un si grand désarroi intellectuel. Il est pénible de dire, mais il faut avoir le courage de dire que les Allemands nous trouvaient naïfs; nous pensions, avec des proclamations lancées du haut d’un ballon, détacher de leur chef les soldats d’une armée victorieuse. Est-ce la longue habitude de nos discordes civiles qui nous avait rendus incapables de comprendre autre chose que nos propres sentiments? Les prisonniers se jouaient de nous avec la plus grande facilité ; ils savaient avec quelles paroles ils étaient sûrs de gagner nos coeurs. Un des signes de l’inexpérience c’est la confiance excessive mise dans un homme; pour les enfants les choses existent à peine, les hommes sont tout. Nous ne savions pas nous rendre compte de la difficulté d’une entreprise, ni proportionner les moyens au but, ni entrer dans la pensée de nos adversaires pour nous mettre en défense contre leurs projets et pour les prévenir.
Éclairer le patriotisme, faire aimer le devoir pour lui-même, fortifier la confiance et le respect, appeler l’admiration des enfants sur les mérites solides et vrais, ouvrir les esprits à l’intelligence d’une situation, l’instituteur peut donner ces leçons sans s’écarter du sujet de sa classe et sans que l’élève aperçoive l’intention didactique. On nous préparera ainsi des générations plus sérieuses et plus mûres. En tout pays un tel enseignement serait à sa place ; mais combien n’est-il pas plus nécessaire chez nous, puisque ces enfants assis aujourd’hui sur les bancs de l’école n’auront pas seulement à nous relever de nos désastres extérieurs, mais devront à leur tour prendre en main le gouvernement intérieur du pays. Ceux qui croient que le peuple aura plus de bon sens si on le maintient dans l’ignorance, se font une idée étrange de notre raison : comme toutes les autres facultés, elle a besoin d’être aidée par ceux qui nous ont précédés dans la vie et d’être exercée par l’usage. Quelques-uns pensent qu’un peuple ignorant se laisse plus facilement diriger : calcul égoïste et tous les jours démenti par les faits! L’ignorance est sottement défiante; elle n’a foi qu’à elle seule et par cela même qu’elle n’a aucune règle, elle trompe toutes les prévisions.
Je suis loin de demander que le maître d’école se change en homme politique et initie ses élèves aux discussions des partis. Je voudrais au contraire que toutes les influences de la politique militante vinssent s’arrêter non-seulement devant la classe, mais devant la maison de l’instituteur. Il exercera la raison de ses écoliers comme le maître de gymnastique développe la vigueur et l’agilité musculaires de ses élèves. Quel parti aura à se plaindre si l’on enseigne dans l’école en langage clair et par des arguments accessibles aux enfants qu’il faut préférer la patrie à son parti, qu’il faut, en toute occasion, mettre les intérêts permanents du pays au-dessus d’un avantage passager, qu’on doit respecter les opinions d’autrui pour obtenir le respect de ses propres convictions, qu’il faut remplir ses devoirs si l’on veut être écouté quand on parle de ses droits? N’est-ce pas là un enseignement dont la France entière profitera? mais il ne doit pas se donner par sentences; questionnez l’enfant, obligez-le à trouver les réponses -par lui-même, faites-lui des objections pour qu’il réfléchisse sur son opinion et pour qu’il apprenne à la défendre. De cette façon vous lesterez ces jeunes têtes de quelques notions fondamentales, qui les empêcheront de flotter un jour au vent de tous les entraînements et de tous les sophismes. Pour combien ces notions seront les seules désintéressées qu’ils recevront sur ce sujet! Car dans la suite de la vie c’est parmi les affirmations contradictoires des partis et au milieu des raisonnements de l’ambition et de la mauvaise foi qu’ils seront obligés de démêler la vérité.
L’INSTITUTEUR.
Nous pourrions continuer d’examiner les différentes branches d’étude de l’école, pour montrer dans quel sens elles ont besoin d’être modifiées. Mais le lecteur, par ce qui précède, se fait déjà une idée suffisante de l’enseignement qu’il s’agit d’introduire. Nous aimons mieux maintenant appeler son attention sur une lacune qui se présente à tous les degrés de notre instruction publique, mais qui nulle part n’est plus sensible que dans notre enseignement primaire. Tous les étrangers s’en étonnent et nous sommes seuls à n’en avoir point conscience.
Les questions de méthode ne sont chez nous l’objet d’aucune observation constante et approfondie : la pédagogique, comme l’appellent les Allemands, n’est point cultivée en France. Est-ce le mot qui a été trouvé mal sonnant? Est-ce présomption ou insubordination d’esprit, chacun admettant qu’il trouvera bien par lui-même ce que d’autres ont trouvé? Est-ce le scepticisme que nous professons en général pour les choses que nous ignorons? « Il semble », dit M. Barrau dans un ouvrage couronné par l’Académie des sciences morales , « que la connaissance la plus importante soit celle que l’on appelle Pédagogie. Ce mot grec, emprunté depuis peu aux Allemands, n’est pas ridicule dans leur langue et l’est peut-être dans la nôtre. Il faudrait chercher un nom plus heureux, si la chose elle-même valait la peine. Mais, en vérité, je ne le crois pas. La lecture d’un bon livre, où l’on trouve d’utiles conseils, doit suffire. » Voilà de quel ton nous savons, en France, refuser les connaissances qu’il ne nous plaît pas d’acquérir. Si l’on songe que l’auteur des lignes précédentes, homme très-respectable d’ailleurs, a dirigé pendant plus de vingt ans un journal d’instruction primaire, et qu’il était par conséquent chargé d’initier nos instituteurs au progrès, on commencera à comprendre de quelle façon, dans un pays centralisé comme le nôtre, s’introduisent les retards et se creusent les lacunes.
Nous voyons bien quelle est la pensée de ceux qui trouvent la pédagogie chose si ridicule. Ils croient voir quelque magister vieilli dans sa chaire, se distillant la cervelle sur des vétilles, et discutant avec ses pareils les moyens de rendre l’enseignement plus subtil ou la discipline plus minutieuse. On étonnerait fort ces rieurs, si l’on pouvait faire apparaître à leurs yeux la réalité. D’un côté, ils verraient la classe débarrassée de son appareil scolastique et répondant pleinement aux exigences de la vie, le maître aimé et honoré des élèves et devenu leur éducateur et leur conseiller; les enfants allant avec joie à l’école, parce qu’ils sentent que toutes leurs facultés s’y développent et parce qu’ils y trouvent la satisfaction de tous les bons instincts de leur âge. De l’autre côté, on apercevrait la classe où le rudiment règne encore en maître, les éternelles répétitions, les longues dictées, les laborieux et inutiles exercices. La première de ces écoles est celle qui a mis à profit les leçons de la pédagogie moderne; l’autre est celle qui, aimant mieux s’en passer, continue les errements de l’ignorance et de la routine.
Il n’est pourtant pas difficile de démontrer que la pédagogie ou, si l’on aime mieux, la méthode, peut et doit être un objet d’enseignement. Ceux qui en nient l’existence ou l’utilité ne nieront point sans doute qu’il existe des maîtres plus ou moins habiles, et qu’eux-mêmes, à tous les moments de leur carrière, ne disposaient point d’une égale expérience. Pourquoi cette habileté doit-elle se perdre avec celui qui la possède? Pourquoi cette expérience doit-elle être regagnée à nouveau par chaque instituteur aux dépens des premières générations qui lui sont confiées? Si l’enseignement est un art, comme tous les autres, il doit avoir ses règles. L’esprit de l’enfant, en ses traits principaux, est partout et toujours le même; les circonstances diverses qui peuvent modifier l’ordonnance intérieure de l’école ne sont pas si nombreuses qu’elles ne puissent être ramenées à un certain nombre de cas; enfin les connaissances qui font l’objet de l’enseignement sont en tous lieux et en tous temps semblables. Il n’y a donc rien, ni dans le sujet, ni dans les conditions, ni dans la nature de l’enseignement qui s’oppose à l’établissement et aux progrès d’une science pédagogique, c’est-à-dire d’un ensemble d’observations et de préceptes dus à l’expérience des meilleurs maîtres, et constituant un fonds commun auquel tous les nouveaux venus ont le droit et le devoir de puiser.
Mais est-il nécessaire de prouver par raison démonstrative la possibilité d’une science qui, partout ailleurs que chez nous, frappe tous les yeux par sa féconde et salutaire activité? Dans les pays où l’enseignement est ce qu’il doit être, les questions de direction et de méthode sont jugées les plus importantes de toutes, et c’est aux progrès de la science pédagogique qu’on y attribue avec raison les effets de plus en plus sensibles de l’instruction primaire. Aussi la discussion est-elle continuellement ouverte. De nombreux ouvrages sur ce sujet paraissent tous les ans, et aussitôt ils sont lus, discutés, critiqués par un public spécial. Journaux, revues, encyclopédies se disputent les observations des hommes les plus compétents. Le futur instituteur, à l’École normale, est mis au courant de cette grande et perpétuelle enquête. Il apprend à connaître les avantages et les inconvénients des méthodes successivement introduites dans les écoles. Il sait quelles idées nouvelles ont été apportées par les grands réformateurs de l’éducation, Montaigne, Coménius, J.-J. Rousseau, Basedow, Pestalozzi. On appelle son attention sur les hommes d’école qui, parmi les contemporains, sont en possession de la plus haute autorité. Quand l’instituteur quitte son séminaire (c’est le nom des écoles normales), il connaît le point précis où est arrivée la science pédagogique. Il ne sera pas tenté de recommencer les expériences avortées, il choisira, en connaissance de cause, parmi les méthodes qui possèdent l’approbation des meilleurs juges, et à son tour, il pourra enrichir de ses propres observations le trésor de l’expérience commune.
Combien nous sommes loin d’une pareille activité! Quand on demande à un de nos instituteurs quelle méthode il suit dans son école, il répond d’un air étonné, comme si la question n’avait point de sens, ou comme si elle avait besoin d’être complétée : « Vous voulez dire quelle méthode de lecture ? » Il est vrai que dans l’état actuel de notre enseignement, les discussions de ce genre doivent lui paraître superflues; comme on l’a si bien dit , nos instituteurs peuvent parfaitement se passer de cette science, puisqu’ils ont le recueil des ordonnances et des circulaires de nos ministres. C’est là, en effet, pour eux la plus décisive (sinon toujours la mieux coordonnée) des pédagogiques. Ici comme sur beaucoup d’autres points de la vie nationale, le gouvernement français a eu la prétention de concentrer l’élaboration du progrès en une tête qui dispenserait le reste du corps de tout devoir autre que l’obéissance. Mais il est arrivé que non-seulement ce corps s’est trop fidèlement borné au rôle qu’on lui assignait, mais que la tête a cessé de penser, ou a pensé d’une façon insuffisante. Les progrès ne sont possibles dans une nation que quand tout le monde y collabore, et les idées les meilleures restent sans effet, quand elles trouvent les intelligences engourdies par une longue routine. On ne peut songer sans amertume que le vrai promoteur de la pédagogie moderne a écrit en français et pour la France. C’est à l’Émile qu’ont été empruntées la plupart des idées dont s’est nourrie et fortifiée l’éducation allemande. Dans les œuvres de J.J. Rousseau il y a deux parts : d’un côté les théories révolutionnaires du Contrat social, les peintures malsaines de la Nouvelle Héloïse et des Confessions. C’est la part que nous avons faite nôtre et qui a passé dans le sang des générations nouvelles. Mais il y avait en outre un côté généreux et vivifiant : l’amour de l’humanité et particulièrement de l’enfant, la confiance dans ses facultés et le respect de son activité intellectuelle. Cette partie-là, qui était le germe de vie déposé dans les œuvres de Rousseau, nous l’avons laissée aux étrangers. L’Allemagne s’en empara avec avidité. « Il ne faut pas louer l’Émile, écrivait Herder en 1771, il faut le réaliser . » Et en effet les instituts de Basedow et de Pestalozzi ne furent pas autre chose que la réalisation des idées de Rousseau, en ce qu’elles avaient de plus juste et de plus praticable. Les premiers esprits de l’Allemagne, Goethe, Lessing, Kant, Fichte attirèrent l’attention de tous sur ces généreux essais.
Mais c’est ici que vient se placer une circonstance bien remarquable, et qui montre comment s’y prend un État qui n’attend point, pour remplir ses devoirs, d’être poussé par une opinion publique distraite ou incompétente. Dès 1803, le ministère prussien envoie quelques-uns de ses maîtres les plus distingués auprès de Pestalozzi à Burgdorf et auprès d’Olivier, successeur de Basedow, à Dessau. En 1808, le ministre Altenstein députe toute une série d’instituteurs à Pestalozzi, pour qu’ils s’approprient sa méthode et la rapportent aux écoles prussiennes. Gedike qui dirigeait l’administration de l’enseignement primaire en Prusse, et qui était lui-même un maître éminent, se rangeait parmi les adeptes de Pestalozzi. C’est ainsi que le meilleur de la doctrine de l’Emile est entré dans l’enseignement populaire de l’Allemagne, qui en est aujourd’hui tout pénétré. Les instituts de Dessau et de Burgdorf périrent bientôt faute d’argent. Mais ce qu’ils avaient apporté avec eux de sain et de nouveau se retrouve aujourd’hui dans la dernière des écoles de la Poméranie. Voilà ce que faisait, après léna, le gouvernement prussien, pendant que Napoléon ne songeait à l’instruction publique que pour rouvrir aux enfants de la bourgeoisie les anciens collèges des Jésuites.
La pédagogique, dira-t-on, ne traite pas de matières si abstruses qu’un bon esprit, désireux de s’instruire, ne puisse pas lui-même s’en rendre maître. Mais nos instituteurs, une fois engagés dans leur métier, fatigués par le travail quotidien, ne songent guère à étudier une science dont on ne leur a jamais rien dit à l’École normale; ils sont d’ailleurs portés à s’exagérer la valeur de leur expérience personnelle, et à la placer au-dessus de tout le reste. Les conférences d’instituteurs, dont on s’était beaucoup promis , n’ont tenu qu’en partie ce qu’on en attendait : faute de principes communs, faute de connaissances historiques, la discussion n’aboutit pas et tourne toujours dans le même cercle. Nos maîtres ont bien entendu parler de certains perfectionnements : l’enseignement par la vue, les leçons de choses, les jardins d’enfants, tout cela est venu jusqu’à eux, mais confusément. On essaye quelquefois une imitation; mais les expériences, commencées mollement et sur des informations incomplètes, ne réussissent guère.
Comme il arrive quand une science n’est pas régulièrement cultivée dans un pays, et n’a ni ses écrivains faisant autorité, ni son public spécial, tout le monde se croit en droit de se faire une opinion sur la matière. On se rappelle à quels débats passionnés ont donné lieu, vers 1832, l’enseignement mutuel et l’enseignement simultané : la question se traitait à la Chambre des députés et dans la presse quotidienne. Les conseils municipaux et les pères de famille donnaient aussi leur avis, quelquefois d’une façon impérative. D’un autre côté, des novateurs, s’appuyant parfois sur leurs systèmes philosophiques, proposèrent de nouveaux plans d’études. Tel était le besoin de remédier à l’état de choses existant, que plus d’un établissement privé, soit par conviction, soit pour attirer la clientèle des familles, adopta les procédés nouveaux. Ce n’est jamais impunément que les hommes spéciaux abandonnent un coin du domaine de la pensée : la foule ignorante s’y précipite, et les charlatans s’en emparent pour y élever leurs tréteaux.
C’est donc un des besoins les plus urgents de notre instruction publique, que les questions de méthode soient mises à l’ordre du jour, introduites dans le programme des écoles normales, discutées publiquement dans des recueils spéciaux, et examinées avec le plus grand soin par tous les hommes compétents. Presque tout nous reste à faire à cet égard. Il est vrai qu’il existe chez nous, comme en Allemagne, des recueils périodiques destinés aux instituteurs. Il est vrai aussi que des efforts sérieux ont été tentés, surtout en ces dernières années, par quelques personnes de bonne volonté, pour perfectionner nos méthodes. Mais nous sommes encore loin des journaux pédagogiques d’outre-Rhin. Si nous examinons un ou deux des recueils composés pour nos instituteurs, nous constatons qu’ils donnent des articles sur une quantité d’objets qu’on pense devoir intéresser nos maîtres d’école, mais il est bien rare d’y voir traiter les questions d’enseignement. Je prends un de ces journaux et je trouve, après un exposé de la politique générale, un article sur les vaisseaux cuirassés, un morceau sur le bon entretien des chemins vicinaux, des nouvelles et faits divers, un article Tribunaux, et enfin le cours authentique de la Bourse. Un feuilleton avec gravures complète le numéro. S’il a paru dans la semaine une circulaire ministérielle ou des mutations dans le personnel, naturellement on les reproduit. Qu’on fasse des journaux pour nos instituteurs comme pour les jeunes demoiselles, je n’y vois pas d’inconvénient, s’ils s’en accommodent; mais ce serait trop juger les choses d’après l’étiquette, que de croire que nous aurons ainsi l’équivalent, même lointain, des nombreux recueils pédagogiques d’Allemagne, où collaborent tous les hommes d’école, et où la méthode de l’enseignement est élevée à la hauteur d’une science.
Avant tout, il faudrait nous mettre au courant des progrès réalisés à l’étranger. Sous le ministère de M. Duruy, des hommes distingués ont été envoyés en Angleterre, en Suisse, en Belgique, en Allemagne, en Amérique, et l’ensemble de leurs rapports forme une lecture des plus attachantes. Mais les méthodes ne se laissent pas facilement décrire, et rien, en cette matière, ne vaut l’observation immédiate. Je voudrais donc que nos directeurs d’écoles normales allassent prendre connaissance, à leurs moments de loisir, de quelques établissements modèles situés sur nos frontières. Il serait à désirer, en outre, que des échanges se tissent de pays à pays. De même que nous recevons des élèves étrangers dans nos grandes écoles, je voudrais que tous les ans quelques jeunes instituteurs allassent se faire inscrire à l’École normale de Nivelles ou de Lausanne. Par la comparaison, l’esprit d’observation naîtrait en eux : ce qu’ils auraient trouvé de meilleur, ils le rapporteraient chez nous, ils en feraient part à leurs collègues, et la vie et le mouvement remplaceraient petit à petit la pesante indifférence qui règne dans ces régions de notre enseignement public.
On a dit avec raison que la principale différence entre l’artiste et l’ouvrier, c’est que celui-ci ne réfléchit point sur l’état qu’il exerce. L’introduction des méthodes nouvelles amènera avec elle cette réflexion si nécessaire. Elle transformera la personne morale de nos maîtres d’école. L’instituteur ne doit pas être la machine qui déverse sur les élèves ce qu’on a versé en elle. S’il ne sait que ce qu’il enseigne, il ne sait pas assez. S’il n’a pas médité sur son oeuvre, il n’est pas capable de la bien remplir. La ridicule peur que nous ne devenions trop savants, comme si c’était là le danger dont nous sommes menacés, a fait misérablement réduire, en 1852, le programme des écoles normales, qui, loin d’être excessif, répondait à peine aux plus strictes exigences. Cette défiance de l’esprit qui est l’une des plaies de notre pays, a fait sentir ici son influence malfaisante. Combien de fois n’a-t-on pas dit que les études, dans nos écoles normales, sont trop variées et trop ambitieuses, et que nos maîtres d’école, trop instruits, se trouveront mal à l’aise dans leur enseignement modeste! Apprenons à nous faire une idée plus relevée de l’instituteur. C’est un homme qui prend part dans une mesure restreinte, mais dans une mesure qu’il s’est posée à lui-même, et dont il a conscience, au mouvement intellectuel de son temps. Il connaît l’histoire de son pays : il sait quels sont les besoins de la population au milieu de laquelle il est placé. Il sait aussi l’histoire de l’enseignement élémentaire : il voit quelles en sont les lacunes, et il cherche à parer au plus pressé. Plus il se rendra compte de l’extrême insuffisance de nos écoles, moins il sera exposé aux tentations ambitieuses et indiscrètes. Il ne cherchera pas à excéder sa tâche, qui est déjà bien assez grande, et tout en connaissant ce qui est par delà l’enseignement primaire, tout en s’y intéressant par ses lectures et par ses conversations, il ne sortira pas du cercle dont il s’est tracé les limites.
On a cru bien faire en rétrécissant l’horizon de nos maîtres d’école : la crainte qu’ils ne se changent en hommes politiques se lit à chaque ligne de nos circulaires ministérielles. Mais le vrai moyen d’attacher les hommes à leurs fonctions n’est pas d’en diminuer l’importance et d’en retirer l’attrait. Montrons-leur, au contraire, combien ils sont encore loin du niveau que nous avons le droit d’exiger d’eux pour l’honneur de notre pays et pour le profit de l’enseignement. A vrai dire, sauf quelques exceptions d’autant plus dignes d’éloges, nos maîtres d’école sont des sous-officiers instructeurs. Ils en ont le parler bref et catégorique ; ils ont, comme eux, le respect du manuel imprimé et la défiance- de tout ce qui n’a pas été prévu par le règlement. L’instituteur n’est pas seulement un maître d’écriture et de calcul, il doit être aussi l’éducateur de ses élèves. Il ne faut pas qu’il laisse l’homme à la porte de sa classe et y entre avec un visage de convention. Plus il se montrera homme, plus il s’adressera à toutes les facultés, à tous les bons sentiments des enfants, mieux il remplira ses fonctions. Qu’il joigne à l’enseignement de la classe celui des excursions faites en commun avec les élèves, qu’il les emmène avec lui, les jours de fête, pour visiter au loin quelque site pittoresque ou quelque monument curieux. Il apprendra ainsi à mieux connaître le caractère des enfants, les ressources d’esprit et de volonté qui sont en chacun d’eux. Par les renseignements qu’il pourra leur donner en route, il leur fera sentir le prix de l’instruction, et du même coup il associera dans leur mémoire, aux idées de travail, celles de plaisir et de joie.
Mais il serait injuste et peu raisonnable de demander à l’instituteur une transformation aussi complète sans rien faire pour la lui rendre plus facile. Deux points surtout appellent toute l’attention de l’État : l’organisation des écoles normales et la situation hiérarchique de nos maîtres d’école. Nous dirons seulement quelques mots sur l’un et l’autre point.
Nos écoles normales sont loin jusqu’à présent d’occuper dans l’opinion publique la place importante qui leur est due. C’est d’elles que dépend tout l’avenir de notre enseignement primaire. En élevant l’instruction qu’on y donne, nous serons sûrs de hausser, dans un temps assez court, le niveau de l’instruction qui est distribuée à la jeunesse française. On ne saurait donc y appeler des maîtres assez expérimentés et assez habiles. Cependant c’est un peu au hasard que se recrute la plupart du temps le personnel enseignant de ces écoles : les leçons sont confiées à des professeurs du lycée trop disposés à regarder cette besogne comme accessoire, à d’anciens instituteurs, souvent même à des élèves sortant de l’école ou en faisant encore partie. Il ne faut pas s’étonner dès lors si des branches d’enseignement restent en souffrance. Mais au moins le directeur, qui donne à l’école son impulsion scientifique, pédagogique et morale, devrait-il toujours être un homme considérable par le savoir et par les services universitaires : il semble que l’estime publique dût faire de cette place un objet d’ambition pour les hommes les plus capables. Il n’en est rien : tandis qu’en Allemagne les maîtres les plus éminents de l’enseignement secondaire se trouvent honorés de diriger un séminaire d’instituteurs, l’abîme qui sépare chez nous le lycée de l’école ferait regarder le passage d’un professeur de seconde à la direction d’une école normale comme une disgrâce ou une défaillance. C’est donc dans le personnel de l’instruction primaire qu’il faut ordinairement faire ses choix. Nous en avons trop parlé pour qu’il soit nécessaire d’insister sur les inconvénients de ce cercle vicieux.
La situation hiérarchique de l’instituteur n’est pas faite pour le stimuler au travail. Il dépend surtout des conseils municipaux et du préfet : mais ces autorités sont-elles en état d’apprécier sa valeur et de reconnaître ses services? On le juge d’après des circonstances extérieures. Tel instituteur vit en bonne intelligence avec le maire, avec le curé, avec les pères de famille : c’est un bon serviteur. On n’examine pas si cet heureux accord n’est pas obtenu par des complaisances envers toutes les routines. Pour que l’instituteur aime son état et le remplisse avec sécurité, il faut qu’il sente au-dessus de lui une autorité purement scolaire, qui sache le juger d’après son mérite et d’après son travail. Il faut, en outre, que la considération publique soit la récompense de son pénible et dévorant labeur. J’ai vu comment, dans une ville d’Allemagne, où l’enseignement primaire était pourtant de fraîche date, car elle avait appartenu à la France jusqu’en 1815, tous les fronts se découvraient devant le maître d’école; ses anciens élèves, dispersés dans les diverses routes de la vie, revenaient lui demander conseil, et écoutaient avec déférence sa parole, comme au temps où ils étaient assis sur les petits bancs de la classe, et où il leur traçait au tableau les premiers éléments de la lecture. Le gouvernement n’était pas moins empressé que l’opinion à reconnaître son mérite. La qualification de professeur lui avait été accordée, et l’on peut penser si les jeunes générations, en lui parlant, avaient soin de faire précéder son nom de ce titre, si honoré de tous, et qui ne se donne d’ordinaire qu’aux membres les plus anciens et les plus éminents des Universités.
CONSIDERATIONS FINALES.
Nous aimons, en France, les questions irritantes qui se tranchent par la logique et par la passion. Quand il est fait mention de l’enseignement primaire, aussitôt nous nous rangeons en deux camps : la discussion s’engage sur l’instruction religieuse, comme si la leçon de religion renfermait tout l’enseignement de l’école, et comme si tout était sauvé ou perdu, selon la manière dont sera résolue cette unique question. Certes, nous n’ignorons pas, et nous avons essayé de montrer au commencement de ce travail, l’influence que la religion a exercée sur le développement de notre instruction élémentaire. Mais quoique notre histoire nous ait habitués à d’étranges revirements, la loi sur l’enseignement, après quarante ans d’existence, ne court point risque d’être rapportée . La question qui nous divise est de savoir si l’instituteur donnera la leçon de religion à ses élèves, ou si cet enseignement sera réservé aux ministres des différents cultes.
Par respect pour la religion, autant que par égard pour les conditions particulières de notre instruction publique, c’est le dernier parti qui serait préférable. Dans les pays où l’école a grandi sous la protection et avec l’aide de l’Église, il est tout naturel que celle-ci continue à exercer son patronage. Les enfants sont divisés en autant d’écoles qu’il existe de cultes, et l’instituteur, conseillé et guidé par le prêtre, partage avec lui le soin de la direction religieuse. Mais rien de pareil n’a eu lieu en France. L’école s’est élevée sans le secours de l’Église catholique : des enfants de différentes croyances sont réunis sous le même maître. Il semble donc que le parti le plus naturel et le plus digne serait d’éloigner de cette maison nécessairement profane les leçons de la foi, qui auraient leur vraie place à l’église ou au presbytère, et leur pleine efficacité dans la bouche du prêtre. C’est ainsi que les choses se passent aux États-Unis, et c’est la solution que tôt ou tard il nous faudra adopter en France.
Mais en attendant ce moment, est-ce l’instruction religieuse qui empêche d’élever, d’étendre et d’approfondir les travaux de l’école? Quelle est parmi les réformes que nous avons indiquées, celle qui ne peut être pratiquée sur l’heure? Avouons plutôt que nous avons pris l’habitude des querelles stériles et des éternelles récriminations. Il est plus aisé d’opposer dans une discussion le droit de l’État, celui du père de famille, celui de la religion, que de prendre en main l’initiative des réformes sérieuses et des perfectionnements durables. Et cependant cette transformation si nécessaire de nos écoles serait peut-être le plus sûr moyen de mettre fin à tant de luttes ouvertes ou sourdes. Qui ne sait que le faible est toujours exposé aux attaques? Qui n’a vu que les institutions chétives, comme les nations désarmées, attirent sur elles les insultes? Le jour où l’école, par l’étendue, par la solidité et par l’attrait de son enseignement, témoignera de sa vigueur et de sa vitalité, quand le profit retiré de ses leçons lui assurera la faveur et le soutien des populations, elle verra peut-être ses adversaires renoncer à leurs entreprises et lui offrir leur alliance.
Une autre question fort controversée dans la presse et à la tribune, c’est l’enseignement obligatoire. On ne peut s’empêcher de ressentir un chagrin mêlé d’humiliation, quand on voit depuis combien de temps cette question est vainement agitée dans nos assemblées politiques. Il y a bientôt quarante ans, M. Cousin, comme rapporteur de la Commission pour la loi de l’enseignement primaire, soutenait devant la Chambre des pairs le principe de l’instruction obligatoire… « Une loi qui ferait de l’instruction primaire une obligation légale, ne nous a pas paru plus au-dessus des pouvoirs du législateur, que la loi sur la garde nationale et celle que vous venez de finir sur l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique. Si la raison de l’utilité publique suffit au législateur pour toucher à la propriété, pourquoi la raison d’une utilité bien supérieure ne lui suffirait-elle pas pour faire moins, pour exiger que des enfants reçoivent l’instruction indispensable à toute créature humaine, afin qu’elle ne devienne pas nuisible à elle-même et à la société tout entière ? »
Depuis ce temps, le pays a sacrifié toutes ses libertés, il s’est laissé jeter sans résistance dans les entreprises les plus funestes. Pour l’enseignement seul, il est resté jaloux de ses droits. Les représentants n’ont jamais manqué de s’alarmer à l’idée des dangers que l’instruction obligatoire ferait courir à l’indépendance du citoyen et du père de famille. En 1861 et en 1867, le Sénat de l’Empire, à l’unanimité moins une voix, repoussa des pétitions qui demandaient l’obligation. Combien de fois encore reverrons-nous ces discussions ? Quand une époque n’a pas rempli la tâche qui lui revenait, celle-ci retombe de tout son poids sur les générations suivantes mais après chaque ajournement, les difficultés deviennent plus grandes, les ressentiments plus vifs et la solution du problème plus difficile.
Qu’a-t-il manqué à la loi de 1833 pour transformer la France? Rien autre chose que le concours des classes instruites. Une loi, même en y inscrivant le principe de l’obligation, ne suffit pas. Si le savant se tient à l’écart de l’instruction primaire, si l’Université la dédaigne, si le propriétaire croit avoir assez fait en contribuant pour sa part à la construction de la maison d’école, si le fabricant attend qu’un règlement l’oblige à laisser aux enfants le temps nécessaire pour apprendre à lire, si les hommes considérables du pays ne se montrent jamais à la jeunesse, si les magistrats municipaux sont timides ou tièdes, si enfin la loi sur l’enseignement doit se faire sa place par elle-même et sans que personne lui prête la main, elle n’aura que des résultats mesquins et précaires. Il faut qu’une telle loi rencontre, non pas seulement l’obéissance, mais l’empressement efficace, l’ardeur dévouée, le constant esprit de sacrifice des classes supérieures. Les États-Unis dépensent annuellement 450 millions pour les écoles. Au plus fort de la guerre de sécession, l’État de Massachussets triplait le budget de l’instruction publique. La seule ville de New-York donne 18 millions . C’est à ce prix que l’enseignement entre dans les habitudes et dans les besoins d’une nation. Au contraire, l’instruction obligatoire a eu beau être votée en Autriche, en Italie, en Espagne, en Turquie : la loi est restée une lettre morte, la population n’en ayant ni aidé, ni surveillé l’exécution.
Si l’on veut mesurer tout le chemin que depuis quarante ans nous avons fait en arrière, on n’a qu’à relire les rapports et les circulaires qu’écrivait en 1833 M. Guizot, alors ministre de l’Instruction publique. Quelle hauteur de vues! quelle sérénité de pensée! Quelle confiance tranquille dans l’avenir ! De son côté, M. Cousin parcourait alors l’Allemagne, la Hollande, et avec une remarquable justesse de coup d’œil, signalait les réformes à faire, les améliorations à introduire. M. Saint-Marc Girardin étudiait l’enseignement intermédiaire dans le midi de l’Allemagne. Ces vues dépassaient-elles le niveau intellectuel même de la France d’alors? Ou est-ce la funeste guerre des partis qui a frappé ces germes de stérilité ? Les hommes éminents qui avaient présidé au travail de la première heure, s’en sont détournés depuis, soit entraînés par les nécessités de la politique, soit (ce qui est plus triste) distraits par des entreprises d’une moindre portée. Il nous faut reprendre aujourd’hui, sous l’aiguillon du malheur, l’œuvre commencée alors en un temps d’espérance et d’enthousiasme : l’avenir de la France dépendra de notre énergie et de notre persévérance.
L’année 1870 a montré le côté faible d’une idée que beaucoup de Français, même parmi les plus libéraux, portaient en eux, les uns le sachant, la plupart d’une façon inconsciente. On avouait que le gros de la nation était plongé dans l’ignorance : mais on supposait que cela importait peu, du moment qu’à la tête du pays se trouvait un nombre suffisant d’hommes instruits et éclairés. Plus d’un croyait que les choses valaient mieux ainsi, et que c’était assez, dans une nation de quarante millions d’hommes, qu’il y en eût un million qui sût réfléchir et penser. Cette théorie égoïste s’est trouvée en défaut sur tous les points : non-seulement nous avons succombé dans la lutte avec une nation qui s’est montrée moins défiante de l’intelligence, mais nous avons failli subir, avec le règne de toutes les rancunes, celui de toutes les ignorances. Il faut renoncer, pendant qu’il en est encore temps, à un système qui a permis de telles catastrophes ; si nous désertions ce devoir, nous ne serions pas en état de supporter les nouveaux avertissements que l’avenir ne manquerait pas de nous donner.
ENSEIGNEMENT DE CHOSES
En écrivant ce titre nous espérons que pour beaucoup de nos lecteurs il ne sera pas une énigme. Des efforts ont été faits en ces dernières années pour introduire dans nos écoles un genre d’exercice qui, depuis soixante ans et au delà, est vulgaire en Allemagne. M. Cousin l’avait signalé dans ses Lettres sur l’instruction primaire ; mais telle est la force d’inertie qu’oppose chez nous la routine à toute innovation, que les exercices de la pensée, comme il les appelait déjà, n’éveillèrent la curiosité de personne. Il a fallu la propagande d’une femme généreuse pour attirer enfin l’attention sur un enseignement si simple et si utile.
Tous ceux qui connaissent notre instruction publique avoueront que la plaie dont nous souffrons le plus, non pas seulement à l’école primaire, mais à tous les degrés de l’enseignement, c’est le verbalisme. Trop de mots, pas assez de choses : sous les mots nous ne voyons pas les choses qu’ils recouvrent, et le langage, au lieu de nous servir à découvrir la réalité, le plus souvent nous la dérobe. Tandis que le petit citadin nomme dans ses compositions écrites des instruments d’agriculture dont il n’a aucune idée précise, son camarade de la campagne, avec non moins d’ignorance parle commerce ou industrie. La suite des études répond à ce commencement ; avec les années, et sans avoir davantage été mis en contact avec la réalité, l’écolier de tout à l’heure devient le rhétoricien qui, dans ses discours, agite les questions politiques et littéraires, et l’élève de philosophie qui résoud les problèmes de métaphysique et de théodicée. On arrive ainsi à élever une nation qui s’attribue volontiers, à ses heures de satisfaction, le don de la netteté et de la précision ; malheureusement il est plus exact de dire qu’elle a le goût des généralités et d’une certaine logique toute formelle.
Sur tous les sujets du monde nous avons une quantité de phrases faites par avance, et qui passent de bouche en bouche comme étoffe et comme aliment de la conversation. On les retrouve dans les journaux, dans les livres, à la tribune. Elles viennent s’interposer, à la façon des idées représentatives de Malebranche, entre la réalité et notre esprit. Bien des gens sont si peu habitués à se servir de leur intelligence et ont la tête si remplie d’expressions qu’on les voit ordinairement occupés non à penser, ni à chercher des mots pour leurs pensées, mais à attendre la pensée d’autrui pour y fixer une des nombreuses phrases qu’ils tiennent en réserve : Si l’idée qu’on leur présente se refuse à cette sorte d’enregistrement, ils la tournent et retournent assez longtemps pour qu’elle se dépouille de ce qu’elle a d’insolite, et ils finissent par la faire entrer, mutilée ou travestie, dans le moule inévitable. Faut-il ajouter que ce genre d’esprit est surtout fréquent chez les femmes, et particulièrement chez celles qui, comme on dit, ont reçu de l’éducation ? Nous voyons clairement ici l’effet d’un enseignement tout verbal, qui a nourri les intelligences de tours de phrases et de bonnes expressions.
Ce défaut a été senti de tout temps plus d’une fois : depuis Montaigne jusqu’à J. J. Rousseau, il a été signalé, mais la tradition, un instant tenue en échec, reprenait bientôt l’avantage. Rousseau surtout a dénoncé avec véhémence le vide de notre instruction. « Parmi les sciences, dit-il, on se garde bien de choisir celles qui seraient véritablement utiles, parce que ce seraient des sciences de choses. » Son disciple Pestalozzi en vint enfin à l’application. On ne voyait entre les mains de ses élèves, dit un témoin oculaire, ni livres, ni cahiers, mais seulement une ardoise et un crayon. Les enfants copiaient sur l’ardoise les figures dessinées par leur maître. Puis venaient les explications. Pestalozzi voulait avant tout que les enfants apprissent à regarder, à entendre, à toucher. Il décomposait un objet en ses différentes parties : il le recomposait sous les yeux de l’élève. De cette façon seulement nous apprenons à mettre sous un mot une chose nettement conçue. Chaque classe devrait posséder en quantité suffisante des objets de différentes sortes, produits de la nature, outils, œuvres fabriquées, pour fournir l’occasion d’exercices de ce genre. Ces explications ne font pas doublé emploi avec les cours techniques ou avec les leçons d’histoire naturelle que les élèves pourront suivre plus tard car il s’agit moins, dans la leçon de choses, de leur communiquer des connaissances que de les habituer à observer. Voir, a dit M. Alfred Maury, est un don des plus rares, qui n’a été départi qu’au petit nombre. C’est ce don qu’il s’agit de généraliser, ou plutôt il faut développer une faculté qui existe virtuellement chez tous.
On a fait pour l’enseignement de choses des tableaux coloriés représentant des plantes, des animaux, des machines. Aucune école ne devrait en être dépourvue. Il serait bon aussi que tous nos instituteurs pussent tracer de leur main les objets dont ils veulent entretenir la classe. De cette façon, les enfants verraient l’image se construire sous leurs yeux ; ils apprendraient à en subordonner les différentes parties et à lui donner de la profondeur. Naturellement un commentaire viendrait se joindre à ces dessins. Tantôt, s’adressant à la curiosité de l’enfant, le maître placerait l’image sous les yeux de la classe en lui demandant de la nommer.et de l’expliquer ; tantôt, après avoir fait précéder les explications, il ajouterait, en manière de surcroît et de récompense, la surprise toujours si bien venue du dessin. Qui ne se rappelle le plaisir qu’éprouve l’enfant à voir la représentation figurée d’objets connus ou inconnus ? Qui ne sait le pouvoir qu’exercent les images sur tous les esprits naïfs ou incultes ? C’est par des images que Cyrille et Méthode ont gagné un peuple à leur religion. Il s’agit de mettre au profit de l’observation et de l’analyse ce penchant inné chez l’enfance.
D’autres moyens concourront au même but. Au lieu de ces sujets vagues qui forment le thème ordinaire des devoirs d’école, les compositions écrites devraient servir à développer l’esprit d’observation. Ne demandez pas à votre élève la description d’une maison ou d’une église : demandez qu’il décrive la maison paternelle ou l’église du village. La peinture d’un orage est un sujet de rhétorique : mais la description de l’orage qui a eu lieu aujourd’hui, ainsi que de ses effets, mettra l’enfant sur le terrain de la réalité. Des visites aux fermes et aux usines du voismage fourniront d’autres sujets de composition. Ce n’est pas seulement à l’école que des exercices de ce genre seraient à leur place. Comme le peintre qui ne peut se passer du modèle vivant, nous avons tous besoin d’entretenir en nous la faculté de voir et de saisir les choses extérieures. Qui nous débarrassera des simplifications littéraires ? Celui qui en prend l’habitude perd le sentiment de ce qui existe. Il n’aperçoit le monde qu’à travers des réminiscences de collège. Les faits les plus saillants s’émoussent ou se déforment dans son esprit. On sait combien un point de fait est difficile à établir par témoignage : l’intérêt et la passion ne sont point les seules causes qui rendent la connaissance de la vérité si malaisée. La plupart du temps nous avons affaire à des témoins dont la mémoire, au lieu de retenir l’image exacte de ce qu’ils ont vu, modifie les événements d’après un certain idéal qu’ils portent dans leur tête. L’enseignement de choses exige chez le maître un effort soutenu et une constante surveillance. Le seul fait que cet enseignement a été tant de fois réclamé, depuis Bacon jusqu’à Rousseau, nous prouve qu’il est difficile. On a vu des réformateurs qui l’avaient inscrit sur leur programme, tomber, après quelque temps, dans le plus creux verbalisme et susciter à leur tour les protestations de nouveaux réformateurs. Cette difficulté tient aux conditions mêmes de notre nature. Entre les choses et la pensée vient se placer le langage comme intermédiaire, et si nous n’y prenons garde, nous sommes continuellement exposés à nous contenter de ce commode remplaçant. Tout comme leurs prédécesseurs, Basedow et Pestalozzi finirent par avoir leurs procédés et leurs formules, et la mémoire des enfants, toujours complaisante et facile, ne tarda pas à s’en emparer. Gutsmuths raconte comment Pestalozzi, vers la fin de sa carrière, montrait du doigt les différents dessins d’un tableau, tandis que les enfants répétaient machinalement les noms qu’ils savaient par cœur. De mon côté, je me souviens d’un maître qui croyait sincèrement pratiquer l’enseignement de choses, parce qu’il faisait dire à la classe, en scandant les syllabes et tout d’une voix le cheval est un quadrupède. Le phoque est un amphibie.
En faut-il conclure que cet enseignement soit illusoire ou impossible ? –Loin de là. Mais il faut conclure qu’il en est de cette réforme comme de la réforme des mœurs dans les couvents du moyen âge et comme en général de toutes les réformes qui vont au fond des choses et qui veulent atteindre l’homme intérieur. Elles ne peuvent être faites une fois pour toutes ; elles ont besoin d’être continuellement recommencées. Elles ne peuvent être faites par un homme au profit de tous les autres ; chacun de nous doit les renouveler à tout moment. Si le maître s’endort un instant, le verbalisme reprendra le dessus. Il ne suffit pas de dire : la lettre tue et l’esprit vivifie. L’esprit se fige et devient lettre si vous cessez de le tenir en fusion. Rien ne peut donc remplacer l’action vivante du maître ; sans elle, images, dessins, descriptions dégénèrent bientôt en une série de procédés et en une vaine mnémonique. Il faut que le maître tienne ses enfants en haleine, réveille l’intérêt prêt à s’affaiblir, déjoue les inventions de la paresse. Rude et laborieux métier, dont Luther disait déjà qu’il usait son homme en dix ans. Donnons donc (c’est la véritable conclusion à tirer), si nous voulons avoir des écoles dignes d’un grand pays comme la France, donnons à l’instituteur les loisirs et la sécurité nécessaires pour qu’il ne soit pas courbé sur son œuvre du matin au soir, et pour que le poids de la vie ne brise pas en lui le ressort interne.
ÉDUCATION DE LA RAISON.
L’enfant qui s’accoutume à bien voir les choses amasse déjà en lui les premiers éléments de la critique. Il apprend à distinguer quels sont, parmi ses camarades, ceux qui possèdent la même habitude et quels sont ceux qui se payent d’apparence et d’ouï-dire. Chez les enfants comme chez les hommes, la précision devient bientôt un besoin de l’esprit, et une sorte d’attraction rapproche ceux qui l’éprouvent. Un bon instituteur cultivera cette disposition chez ses élèves. Il leur apprendra à s’assurer par eux-mêmes, toutes les fois que les circonstances le permettront, de la vérité d’une affirmation. Mais comme le plus souvent nous sommes obligés de nous en rapporter au témoignage d’autrui, il leur fera comprendre d’après quels motifs nous devons accorder, réserver ou refuser notre créance. Les exemples pour ce genre d’enseignement se présenteront d’eux-mêmes. Je suppose qu’il soit fait allusion à une superstition locale ou qu’un bruit public ait été mentionné dans la classe : au lieu d’écarter ces sujets comme compromettants ou comme étrangers à l’école, le maître s’en servira pour mettre les jeunes esprits sur la voie de la réflexion. Tantôt il aura à leur démontrer la faiblesse des raisons sur lesquelles repose leur confiance ; non moins souvent il aura à combattre les vains ou puérils arguments d’une incrédulité déraisonnable.
Il faudrait avoir une médiocre idée de l’enseignement, ou il faudrait mal connaître notre pays, pour regarder ces leçons de critique comme impossibles ou comme superflues. Nous venons d’assister au plus grand débordement d’erreurs et de mensonges qu’aucun temps ait peut-être jamais vu. Le pays a traversé les alternatives les plus surprenantes de confiance sans limite et de défiance effarée. Les bruits les plus insensés, les fables les plus grossières ont été accueillis avec une telle foi qu’il était dangereux de les révoquer en doute. Les mêmes hommes, à quelques semaines de distance, ont été considérés. comme des sauveurs et comme des traîtres, sans que rien justifiât la certitude anticipée qu’on avait de leur réussite, ou l’outrage qu’on jetait à leur insuccès. De tels égarements ne démontrent-ils pas qu’il y a une lacune dans le système d’éducation nationale ? et s’il fallait croire, comme on l’entend dire, que c’est là le caractère français, ne devrions-nous pas concevoir de vives craintes pour l’avenir de notre pays? Entre nations d’égale force, l’avantage n’est pas seulement du côté de la bravoure : il faut en même temps le sang-froid, le jugement qui mesure le danger pour y proportionner ses forces, la fermeté d’esprit qui résiste aux paniques; la confiance raisonnée qui sait supporter un échec et la clairvoyance impartiale qui en ose chercher les vraies causes. Personne n’est autorisé à dire que ces qualités manquent à notre race, puisque rien n’a été fait jusqu’à présent pour les faire paraître au jour.
S’il était vrai que quelques-uns de ces défauts eussent en effet leurs racines dans le tempérament de la nation, ce serait une raison de plus pour demander que l’école y apportât un contrepoids et un correctif. Jusqu’à présent il semble que l’instruction publique, en France, ait pris à tâche de nourrir nos travers et de cultiver nos faiblesses. Je n’en citerai qu’un seul exemple. De tout temps on nous a reproché l’excès de notre amour-propre national, et quoique aujourd’hui le malheur ait donné à ce sentiment quelque chose de respectable et de sacré, nous pouvons convenir qu’une confiance excessive dans nos forces, un mépris imprudent des forces d’autrui ont été l’une des causes de nos désastres. Mais comment en eût-il été autrement? Au lieu de contenir notre amour-propre national dans les limites d’un patriotisme intelligent, au lieu de l’ennoblir en y greffant l’ambition de tous les mérites qui peuvent nous manquer, on a vu l’école comme le collège flatter plutôt que diriger cette inclination naturelle. Tel livre répandu dans nos classes, par les parallèles qu’il établit à chaque page entre la France et les autres nations, semble avoir été écrit exprès pour donner à nos écoliers la plus médiocre idée du reste du monde. Assurément il est bon et nécessaire de nourrir dans la jeunesse la plus généreuse des passions; mais le patriotisme poussé jusqu’à l’infatuation et à l’aveuglement n’est pas seulement une erreur, c’est un danger pour le pays.
L’école qui jette dans la vie des enfants munis d’une instruction banale et superficielle ne mérite pas le nom d’institution nationale. Partout où un enseignement public est solidement constitué, de quelque esprit qu’il soit animé d’ailleurs, nous voyons qu’il porte ses vues au delà du seuil de la classe, et qu’il cherche à marquer de son caractère les générations nouvelles. Seul, l’enseignement de notre pays se réduit spontanément à une sorte de minimum, et croit avoir tout fait quand il a fourni quelques connaissances qu’on pourrait appeler neutres, tant elles agissent peu sur le fond de l’intelligence.
C’est par l’école que le caractère d’une nation peut se modifier. Passé un certain âge les espérances d’amendement moral ou de régénération intellectuelle ne sont guère que des illusions. Nos adversaires l’ont bien compris dans les provinces qu’ils viennent de nous arracher et dont ils veulent transformer la vie morale, ils ont fait d’avance le sacrifice des hommes faits et même des jeunes gens. Ils savent que leurs tentatives seraient en pure perte. Mais ils dirigent leur effort sur l’enfant de six ans, et par lui ils espèrent se rendre maîtres de l’avenir. Que cet exemple ne soit pas perdu pour nous ! Nous n’avons pas, Dieu merci, à changer les sentiments qui sont au cœur de nos enfants mais notre hisfoire, depuis cinquante ans, nous avertit d’une façon trop claire et trop pressante que tout nous reste à faire pour l’éducation de leur raison.
Il s’est constitué depuis quelques années une science qui a pris le nom de psychologie des nations, et qui se propose, d’après l’histoire, les coutumes, les lois, les arts et la langue des peuples, d’en tracer le portrait comme s’il s’agissait d’individus. Les adeptes de cette science n’auront pas de peine à nous décrire, car nos défauts, comme nos mérites, ne sont pas de ceux qui se cachent au grand jour. Nous les connaissons nous-mêmes par le menu, et des uns comme des autres nous sommes les premiers à parler en toute liberté. Il est temps que l’éducation publique profite de cette connaissance que nous avons de nous-mêmes ; elle en doit tenir compte pour cultiver, pour élever et pour épurer ce que nous avons de bon et de généreux, pour corriger et pour guérir ce qui est vicieux ou erroné.
Un défaut souvent signalé c’est le goût que nous avons pour les distinctions extérieures. Faut-il considérer comme un effet ou comme l’une des causes de ce travers l’usage des distinctions régnant dès l’école, laquelle, comme on sait, a déjà ses distributions de croix d’honneur et de médailles ? On dit que le pur sentiment du devoir n’existe pas chez les enfants, et que c’est là une notion trop haute pour des natures encore si légères. Je crois, au contraire, qu’il est plus facile d’habituer des enfants à travailler pour se contenter eux-mêmes et pour satisfaire leurs maîtres et leurs parents, que de ramener au désintéressement l’homme qui a grandi dans le désir des récompenses, et qui n’a jamais séparé dans sa pensée un acte de bonne conduite ou un effort de travail du signe extérieur qui doit le constater aux yeux du monde. Que d’ambitions inassouvies ces récompenses, traitées à tort d’inoffensives et d’enfantines, n’ont-elles pas fait germer et grandir ! C’est ici que le maître, dès les premiers jours, peut agir sur les esprits d’une manière ineffaçable, non pas par des discours, mais par l’estime qu’il attachera, en toute occasion, au mérite modeste, par la haute idée qu’il aura du devoir accompli, si obscur et si humble qu’il soit, et par la place sans égale qu’on lui verra donner, chez lui-même et chez les autres, au témoignage de la conscience.
Un autre défaut qu’on a remarqué chez nous, .c’est que nous ne pouvons supporter le poids de l’insuccès, non pas que nous ne sachions, aussi bien que d’autres peuples, résister à la mauvaise fortune et trouver en nous les ressources nécessaires pour y faire face. Mais nous avons besoin avant tout de détourner sur quelqu’un la responsabilité de nos malheurs, pour nous en décharger et l’en écraser. Disposition dangereuse qui risque d’augmenter le mal en semant partout la défiance, et en irritant les uns contre les autres ceux qui auraient besoin de rester unis! Quand on recherche les causes de ce travers, on voit qu’il provient surtout d’une ignorance qui n’a même pas entrevu la possibilité d’un échec, et qui, pour expliquer des revers inattendus, se détourne de la réalité et se jette dans les suppositions les plus vaines et les soupçons les plus flétrissants. Quelles folles idées le malheur n’a-t-il pas suggérées à nos soldats, parce que de tous les événements il était lui-même le plus imprévu et le plus invraisemblable! L’école devrait prémunir les esprits contre une assurance si périlleuse. Elle devrait enseigner par des exemples comment la fortune a trompé les entreprises les mreux conçues et les plus habiles, comment une nation s’honore en respectant ses chefs malheureux, comment le plus sûr moyen pour un peuple de triompher des plus grands périls, c’est la confiance et la concorde. L’instituteur n’aura pas de peine à faire accepter cette leçon, s’il montre que ceux qui prononcent le plus facilement le mot honteux de trahison sont ordinairement les mêmes qui à l’heure où il aurait fallu réfléchir, avaient été les plus empressés à aliéner la liberté de leur jugement et qui avaient voulu imposer à tout le monde une foi aveugle. Soyons circonspects quand il s’agira de nommer nos mandataires, qui auront entre leurs mains notre sort et celui de la patrie : c’est alors qu’il faut être défiants et craindre les mauvais choix comme un malheur public. A l’heure de l’action, laissons les soupçons aux têtes faibles et aux âmes serviles.
Nous avons encore le travers d’être plus sensibles à la façon dont se fait une chose qu’à la chose elle-même. Un mot spirituel ou hardi nous empêche de voir une action déplaisante. Une saillie heureuse inspirée par l’esprit d’à-propos peut nous faire oublier une injustice ou une lâcheté. Ce sont ordinairement ces traits que l’enseignement rend populaires, et qu’on propose à l’admiration des jeunes Français. Est-ce ainsi qu’on espère former leur jugement ? Il faudrait, au contraire, qu’ils apprissent à distinguer la réalité de l’apparence et qu’on les habituât à estimer les hommes, non d’après quelques belles paroles, mais sur la connaissance de leurs actes.
Une des choses dont l’Europe, pendant la dernière guerre, a été le plus étonnée, c’est de voir combien la raison du peuple français était peu mûrie et peu ferme. Le courage de la nation s’est montré tel qu’on l’avait connu en tous les temps; mais on a été effrayé de trouver une telle inexpérience de pensée, un si grand désarroi intellectuel. Il est pénible de dire, mais il faut avoir le courage de dire que les Allemands nous trouvaient naïfs; nous pensions, avec des proclamations lancées du haut d’un ballon, détacher de leur chef les soldats d’une armée victorieuse. Est-ce la longue habitude de nos discordes civiles qui nous avait rendus incapables de comprendre autre chose que nos propres sentiments? Les prisonniers se jouaient de nous avec la plus grande facilité ; ils savaient avec quelles paroles ils étaient sûrs de gagner nos coeurs. Un des signes de l’inexpérience c’est la confiance excessive mise dans un homme; pour les enfants les choses existent à peine, les hommes sont tout. Nous ne savions pas nous rendre compte de la difficulté d’une entreprise, ni proportionner les moyens au but, ni entrer dans la pensée de nos adversaires pour nous mettre en défense contre leurs projets et pour les prévenir.
Éclairer le patriotisme, faire aimer le devoir pour lui-même, fortifier la confiance et le respect, appeler l’admiration des enfants sur les mérites solides et vrais, ouvrir les esprits à l’intelligence d’une situation, l’instituteur peut donner ces leçons sans s’écarter du sujet de sa classe et sans que l’élève aperçoive l’intention didactique. On nous préparera ainsi des générations plus sérieuses et plus mûres. En tout pays un tel enseignement serait à sa place ; mais combien n’est-il pas plus nécessaire chez nous, puisque ces enfants assis aujourd’hui sur les bancs de l’école n’auront pas seulement à nous relever de nos désastres extérieurs, mais devront à leur tour prendre en main le gouvernement intérieur du pays. Ceux qui croient que le peuple aura plus de bon sens si on le maintient dans l’ignorance, se font une idée étrange de notre raison : comme toutes les autres facultés, elle a besoin d’être aidée par ceux qui nous ont précédés dans la vie et d’être exercée par l’usage. Quelques-uns pensent qu’un peuple ignorant se laisse plus facilement diriger : calcul égoïste et tous les jours démenti par les faits! L’ignorance est sottement défiante; elle n’a foi qu’à elle seule et par cela même qu’elle n’a aucune règle, elle trompe toutes les prévisions.
Je suis loin de demander que le maître d’école se change en homme politique et initie ses élèves aux discussions des partis. Je voudrais au contraire que toutes les influences de la politique militante vinssent s’arrêter non-seulement devant la classe, mais devant la maison de l’instituteur. Il exercera la raison de ses écoliers comme le maître de gymnastique développe la vigueur et l’agilité musculaires de ses élèves. Quel parti aura à se plaindre si l’on enseigne dans l’école en langage clair et par des arguments accessibles aux enfants qu’il faut préférer la patrie à son parti, qu’il faut, en toute occasion, mettre les intérêts permanents du pays au-dessus d’un avantage passager, qu’on doit respecter les opinions d’autrui pour obtenir le respect de ses propres convictions, qu’il faut remplir ses devoirs si l’on veut être écouté quand on parle de ses droits? N’est-ce pas là un enseignement dont la France entière profitera? mais il ne doit pas se donner par sentences; questionnez l’enfant, obligez-le à trouver les réponses -par lui-même, faites-lui des objections pour qu’il réfléchisse sur son opinion et pour qu’il apprenne à la défendre. De cette façon vous lesterez ces jeunes têtes de quelques notions fondamentales, qui les empêcheront de flotter un jour au vent de tous les entraînements et de tous les sophismes. Pour combien ces notions seront les seules désintéressées qu’ils recevront sur ce sujet! Car dans la suite de la vie c’est parmi les affirmations contradictoires des partis et au milieu des raisonnements de l’ambition et de la mauvaise foi qu’ils seront obligés de démêler la vérité.
L’INSTITUTEUR.
Nous pourrions continuer d’examiner les différentes branches d’étude de l’école, pour montrer dans quel sens elles ont besoin d’être modifiées. Mais le lecteur, par ce qui précède, se fait déjà une idée suffisante de l’enseignement qu’il s’agit d’introduire. Nous aimons mieux maintenant appeler son attention sur une lacune qui se présente à tous les degrés de notre instruction publique, mais qui nulle part n’est plus sensible que dans notre enseignement primaire. Tous les étrangers s’en étonnent et nous sommes seuls à n’en avoir point conscience.
Les questions de méthode ne sont chez nous l’objet d’aucune observation constante et approfondie : la pédagogique, comme l’appellent les Allemands, n’est point cultivée en France. Est-ce le mot qui a été trouvé mal sonnant? Est-ce présomption ou insubordination d’esprit, chacun admettant qu’il trouvera bien par lui-même ce que d’autres ont trouvé? Est-ce le scepticisme que nous professons en général pour les choses que nous ignorons? « Il semble », dit M. Barrau dans un ouvrage couronné par l’Académie des sciences morales , « que la connaissance la plus importante soit celle que l’on appelle Pédagogie. Ce mot grec, emprunté depuis peu aux Allemands, n’est pas ridicule dans leur langue et l’est peut-être dans la nôtre. Il faudrait chercher un nom plus heureux, si la chose elle-même valait la peine. Mais, en vérité, je ne le crois pas. La lecture d’un bon livre, où l’on trouve d’utiles conseils, doit suffire. » Voilà de quel ton nous savons, en France, refuser les connaissances qu’il ne nous plaît pas d’acquérir. Si l’on songe que l’auteur des lignes précédentes, homme très-respectable d’ailleurs, a dirigé pendant plus de vingt ans un journal d’instruction primaire, et qu’il était par conséquent chargé d’initier nos instituteurs au progrès, on commencera à comprendre de quelle façon, dans un pays centralisé comme le nôtre, s’introduisent les retards et se creusent les lacunes.
Nous voyons bien quelle est la pensée de ceux qui trouvent la pédagogie chose si ridicule. Ils croient voir quelque magister vieilli dans sa chaire, se distillant la cervelle sur des vétilles, et discutant avec ses pareils les moyens de rendre l’enseignement plus subtil ou la discipline plus minutieuse. On étonnerait fort ces rieurs, si l’on pouvait faire apparaître à leurs yeux la réalité. D’un côté, ils verraient la classe débarrassée de son appareil scolastique et répondant pleinement aux exigences de la vie, le maître aimé et honoré des élèves et devenu leur éducateur et leur conseiller; les enfants allant avec joie à l’école, parce qu’ils sentent que toutes leurs facultés s’y développent et parce qu’ils y trouvent la satisfaction de tous les bons instincts de leur âge. De l’autre côté, on apercevrait la classe où le rudiment règne encore en maître, les éternelles répétitions, les longues dictées, les laborieux et inutiles exercices. La première de ces écoles est celle qui a mis à profit les leçons de la pédagogie moderne; l’autre est celle qui, aimant mieux s’en passer, continue les errements de l’ignorance et de la routine.
Il n’est pourtant pas difficile de démontrer que la pédagogie ou, si l’on aime mieux, la méthode, peut et doit être un objet d’enseignement. Ceux qui en nient l’existence ou l’utilité ne nieront point sans doute qu’il existe des maîtres plus ou moins habiles, et qu’eux-mêmes, à tous les moments de leur carrière, ne disposaient point d’une égale expérience. Pourquoi cette habileté doit-elle se perdre avec celui qui la possède? Pourquoi cette expérience doit-elle être regagnée à nouveau par chaque instituteur aux dépens des premières générations qui lui sont confiées? Si l’enseignement est un art, comme tous les autres, il doit avoir ses règles. L’esprit de l’enfant, en ses traits principaux, est partout et toujours le même; les circonstances diverses qui peuvent modifier l’ordonnance intérieure de l’école ne sont pas si nombreuses qu’elles ne puissent être ramenées à un certain nombre de cas; enfin les connaissances qui font l’objet de l’enseignement sont en tous lieux et en tous temps semblables. Il n’y a donc rien, ni dans le sujet, ni dans les conditions, ni dans la nature de l’enseignement qui s’oppose à l’établissement et aux progrès d’une science pédagogique, c’est-à-dire d’un ensemble d’observations et de préceptes dus à l’expérience des meilleurs maîtres, et constituant un fonds commun auquel tous les nouveaux venus ont le droit et le devoir de puiser.
Mais est-il nécessaire de prouver par raison démonstrative la possibilité d’une science qui, partout ailleurs que chez nous, frappe tous les yeux par sa féconde et salutaire activité? Dans les pays où l’enseignement est ce qu’il doit être, les questions de direction et de méthode sont jugées les plus importantes de toutes, et c’est aux progrès de la science pédagogique qu’on y attribue avec raison les effets de plus en plus sensibles de l’instruction primaire. Aussi la discussion est-elle continuellement ouverte. De nombreux ouvrages sur ce sujet paraissent tous les ans, et aussitôt ils sont lus, discutés, critiqués par un public spécial. Journaux, revues, encyclopédies se disputent les observations des hommes les plus compétents. Le futur instituteur, à l’École normale, est mis au courant de cette grande et perpétuelle enquête. Il apprend à connaître les avantages et les inconvénients des méthodes successivement introduites dans les écoles. Il sait quelles idées nouvelles ont été apportées par les grands réformateurs de l’éducation, Montaigne, Coménius, J.-J. Rousseau, Basedow, Pestalozzi. On appelle son attention sur les hommes d’école qui, parmi les contemporains, sont en possession de la plus haute autorité. Quand l’instituteur quitte son séminaire (c’est le nom des écoles normales), il connaît le point précis où est arrivée la science pédagogique. Il ne sera pas tenté de recommencer les expériences avortées, il choisira, en connaissance de cause, parmi les méthodes qui possèdent l’approbation des meilleurs juges, et à son tour, il pourra enrichir de ses propres observations le trésor de l’expérience commune.
Combien nous sommes loin d’une pareille activité! Quand on demande à un de nos instituteurs quelle méthode il suit dans son école, il répond d’un air étonné, comme si la question n’avait point de sens, ou comme si elle avait besoin d’être complétée : « Vous voulez dire quelle méthode de lecture ? » Il est vrai que dans l’état actuel de notre enseignement, les discussions de ce genre doivent lui paraître superflues; comme on l’a si bien dit , nos instituteurs peuvent parfaitement se passer de cette science, puisqu’ils ont le recueil des ordonnances et des circulaires de nos ministres. C’est là, en effet, pour eux la plus décisive (sinon toujours la mieux coordonnée) des pédagogiques. Ici comme sur beaucoup d’autres points de la vie nationale, le gouvernement français a eu la prétention de concentrer l’élaboration du progrès en une tête qui dispenserait le reste du corps de tout devoir autre que l’obéissance. Mais il est arrivé que non-seulement ce corps s’est trop fidèlement borné au rôle qu’on lui assignait, mais que la tête a cessé de penser, ou a pensé d’une façon insuffisante. Les progrès ne sont possibles dans une nation que quand tout le monde y collabore, et les idées les meilleures restent sans effet, quand elles trouvent les intelligences engourdies par une longue routine. On ne peut songer sans amertume que le vrai promoteur de la pédagogie moderne a écrit en français et pour la France. C’est à l’Émile qu’ont été empruntées la plupart des idées dont s’est nourrie et fortifiée l’éducation allemande. Dans les œuvres de J.J. Rousseau il y a deux parts : d’un côté les théories révolutionnaires du Contrat social, les peintures malsaines de la Nouvelle Héloïse et des Confessions. C’est la part que nous avons faite nôtre et qui a passé dans le sang des générations nouvelles. Mais il y avait en outre un côté généreux et vivifiant : l’amour de l’humanité et particulièrement de l’enfant, la confiance dans ses facultés et le respect de son activité intellectuelle. Cette partie-là, qui était le germe de vie déposé dans les œuvres de Rousseau, nous l’avons laissée aux étrangers. L’Allemagne s’en empara avec avidité. « Il ne faut pas louer l’Émile, écrivait Herder en 1771, il faut le réaliser . » Et en effet les instituts de Basedow et de Pestalozzi ne furent pas autre chose que la réalisation des idées de Rousseau, en ce qu’elles avaient de plus juste et de plus praticable. Les premiers esprits de l’Allemagne, Goethe, Lessing, Kant, Fichte attirèrent l’attention de tous sur ces généreux essais.
Mais c’est ici que vient se placer une circonstance bien remarquable, et qui montre comment s’y prend un État qui n’attend point, pour remplir ses devoirs, d’être poussé par une opinion publique distraite ou incompétente. Dès 1803, le ministère prussien envoie quelques-uns de ses maîtres les plus distingués auprès de Pestalozzi à Burgdorf et auprès d’Olivier, successeur de Basedow, à Dessau. En 1808, le ministre Altenstein députe toute une série d’instituteurs à Pestalozzi, pour qu’ils s’approprient sa méthode et la rapportent aux écoles prussiennes. Gedike qui dirigeait l’administration de l’enseignement primaire en Prusse, et qui était lui-même un maître éminent, se rangeait parmi les adeptes de Pestalozzi. C’est ainsi que le meilleur de la doctrine de l’Emile est entré dans l’enseignement populaire de l’Allemagne, qui en est aujourd’hui tout pénétré. Les instituts de Dessau et de Burgdorf périrent bientôt faute d’argent. Mais ce qu’ils avaient apporté avec eux de sain et de nouveau se retrouve aujourd’hui dans la dernière des écoles de la Poméranie. Voilà ce que faisait, après léna, le gouvernement prussien, pendant que Napoléon ne songeait à l’instruction publique que pour rouvrir aux enfants de la bourgeoisie les anciens collèges des Jésuites.
La pédagogique, dira-t-on, ne traite pas de matières si abstruses qu’un bon esprit, désireux de s’instruire, ne puisse pas lui-même s’en rendre maître. Mais nos instituteurs, une fois engagés dans leur métier, fatigués par le travail quotidien, ne songent guère à étudier une science dont on ne leur a jamais rien dit à l’École normale; ils sont d’ailleurs portés à s’exagérer la valeur de leur expérience personnelle, et à la placer au-dessus de tout le reste. Les conférences d’instituteurs, dont on s’était beaucoup promis , n’ont tenu qu’en partie ce qu’on en attendait : faute de principes communs, faute de connaissances historiques, la discussion n’aboutit pas et tourne toujours dans le même cercle. Nos maîtres ont bien entendu parler de certains perfectionnements : l’enseignement par la vue, les leçons de choses, les jardins d’enfants, tout cela est venu jusqu’à eux, mais confusément. On essaye quelquefois une imitation; mais les expériences, commencées mollement et sur des informations incomplètes, ne réussissent guère.
Comme il arrive quand une science n’est pas régulièrement cultivée dans un pays, et n’a ni ses écrivains faisant autorité, ni son public spécial, tout le monde se croit en droit de se faire une opinion sur la matière. On se rappelle à quels débats passionnés ont donné lieu, vers 1832, l’enseignement mutuel et l’enseignement simultané : la question se traitait à la Chambre des députés et dans la presse quotidienne. Les conseils municipaux et les pères de famille donnaient aussi leur avis, quelquefois d’une façon impérative. D’un autre côté, des novateurs, s’appuyant parfois sur leurs systèmes philosophiques, proposèrent de nouveaux plans d’études. Tel était le besoin de remédier à l’état de choses existant, que plus d’un établissement privé, soit par conviction, soit pour attirer la clientèle des familles, adopta les procédés nouveaux. Ce n’est jamais impunément que les hommes spéciaux abandonnent un coin du domaine de la pensée : la foule ignorante s’y précipite, et les charlatans s’en emparent pour y élever leurs tréteaux.
C’est donc un des besoins les plus urgents de notre instruction publique, que les questions de méthode soient mises à l’ordre du jour, introduites dans le programme des écoles normales, discutées publiquement dans des recueils spéciaux, et examinées avec le plus grand soin par tous les hommes compétents. Presque tout nous reste à faire à cet égard. Il est vrai qu’il existe chez nous, comme en Allemagne, des recueils périodiques destinés aux instituteurs. Il est vrai aussi que des efforts sérieux ont été tentés, surtout en ces dernières années, par quelques personnes de bonne volonté, pour perfectionner nos méthodes. Mais nous sommes encore loin des journaux pédagogiques d’outre-Rhin. Si nous examinons un ou deux des recueils composés pour nos instituteurs, nous constatons qu’ils donnent des articles sur une quantité d’objets qu’on pense devoir intéresser nos maîtres d’école, mais il est bien rare d’y voir traiter les questions d’enseignement. Je prends un de ces journaux et je trouve, après un exposé de la politique générale, un article sur les vaisseaux cuirassés, un morceau sur le bon entretien des chemins vicinaux, des nouvelles et faits divers, un article Tribunaux, et enfin le cours authentique de la Bourse. Un feuilleton avec gravures complète le numéro. S’il a paru dans la semaine une circulaire ministérielle ou des mutations dans le personnel, naturellement on les reproduit. Qu’on fasse des journaux pour nos instituteurs comme pour les jeunes demoiselles, je n’y vois pas d’inconvénient, s’ils s’en accommodent; mais ce serait trop juger les choses d’après l’étiquette, que de croire que nous aurons ainsi l’équivalent, même lointain, des nombreux recueils pédagogiques d’Allemagne, où collaborent tous les hommes d’école, et où la méthode de l’enseignement est élevée à la hauteur d’une science.
Avant tout, il faudrait nous mettre au courant des progrès réalisés à l’étranger. Sous le ministère de M. Duruy, des hommes distingués ont été envoyés en Angleterre, en Suisse, en Belgique, en Allemagne, en Amérique, et l’ensemble de leurs rapports forme une lecture des plus attachantes. Mais les méthodes ne se laissent pas facilement décrire, et rien, en cette matière, ne vaut l’observation immédiate. Je voudrais donc que nos directeurs d’écoles normales allassent prendre connaissance, à leurs moments de loisir, de quelques établissements modèles situés sur nos frontières. Il serait à désirer, en outre, que des échanges se tissent de pays à pays. De même que nous recevons des élèves étrangers dans nos grandes écoles, je voudrais que tous les ans quelques jeunes instituteurs allassent se faire inscrire à l’École normale de Nivelles ou de Lausanne. Par la comparaison, l’esprit d’observation naîtrait en eux : ce qu’ils auraient trouvé de meilleur, ils le rapporteraient chez nous, ils en feraient part à leurs collègues, et la vie et le mouvement remplaceraient petit à petit la pesante indifférence qui règne dans ces régions de notre enseignement public.
On a dit avec raison que la principale différence entre l’artiste et l’ouvrier, c’est que celui-ci ne réfléchit point sur l’état qu’il exerce. L’introduction des méthodes nouvelles amènera avec elle cette réflexion si nécessaire. Elle transformera la personne morale de nos maîtres d’école. L’instituteur ne doit pas être la machine qui déverse sur les élèves ce qu’on a versé en elle. S’il ne sait que ce qu’il enseigne, il ne sait pas assez. S’il n’a pas médité sur son oeuvre, il n’est pas capable de la bien remplir. La ridicule peur que nous ne devenions trop savants, comme si c’était là le danger dont nous sommes menacés, a fait misérablement réduire, en 1852, le programme des écoles normales, qui, loin d’être excessif, répondait à peine aux plus strictes exigences. Cette défiance de l’esprit qui est l’une des plaies de notre pays, a fait sentir ici son influence malfaisante. Combien de fois n’a-t-on pas dit que les études, dans nos écoles normales, sont trop variées et trop ambitieuses, et que nos maîtres d’école, trop instruits, se trouveront mal à l’aise dans leur enseignement modeste! Apprenons à nous faire une idée plus relevée de l’instituteur. C’est un homme qui prend part dans une mesure restreinte, mais dans une mesure qu’il s’est posée à lui-même, et dont il a conscience, au mouvement intellectuel de son temps. Il connaît l’histoire de son pays : il sait quels sont les besoins de la population au milieu de laquelle il est placé. Il sait aussi l’histoire de l’enseignement élémentaire : il voit quelles en sont les lacunes, et il cherche à parer au plus pressé. Plus il se rendra compte de l’extrême insuffisance de nos écoles, moins il sera exposé aux tentations ambitieuses et indiscrètes. Il ne cherchera pas à excéder sa tâche, qui est déjà bien assez grande, et tout en connaissant ce qui est par delà l’enseignement primaire, tout en s’y intéressant par ses lectures et par ses conversations, il ne sortira pas du cercle dont il s’est tracé les limites.
On a cru bien faire en rétrécissant l’horizon de nos maîtres d’école : la crainte qu’ils ne se changent en hommes politiques se lit à chaque ligne de nos circulaires ministérielles. Mais le vrai moyen d’attacher les hommes à leurs fonctions n’est pas d’en diminuer l’importance et d’en retirer l’attrait. Montrons-leur, au contraire, combien ils sont encore loin du niveau que nous avons le droit d’exiger d’eux pour l’honneur de notre pays et pour le profit de l’enseignement. A vrai dire, sauf quelques exceptions d’autant plus dignes d’éloges, nos maîtres d’école sont des sous-officiers instructeurs. Ils en ont le parler bref et catégorique ; ils ont, comme eux, le respect du manuel imprimé et la défiance- de tout ce qui n’a pas été prévu par le règlement. L’instituteur n’est pas seulement un maître d’écriture et de calcul, il doit être aussi l’éducateur de ses élèves. Il ne faut pas qu’il laisse l’homme à la porte de sa classe et y entre avec un visage de convention. Plus il se montrera homme, plus il s’adressera à toutes les facultés, à tous les bons sentiments des enfants, mieux il remplira ses fonctions. Qu’il joigne à l’enseignement de la classe celui des excursions faites en commun avec les élèves, qu’il les emmène avec lui, les jours de fête, pour visiter au loin quelque site pittoresque ou quelque monument curieux. Il apprendra ainsi à mieux connaître le caractère des enfants, les ressources d’esprit et de volonté qui sont en chacun d’eux. Par les renseignements qu’il pourra leur donner en route, il leur fera sentir le prix de l’instruction, et du même coup il associera dans leur mémoire, aux idées de travail, celles de plaisir et de joie.
Mais il serait injuste et peu raisonnable de demander à l’instituteur une transformation aussi complète sans rien faire pour la lui rendre plus facile. Deux points surtout appellent toute l’attention de l’État : l’organisation des écoles normales et la situation hiérarchique de nos maîtres d’école. Nous dirons seulement quelques mots sur l’un et l’autre point.
Nos écoles normales sont loin jusqu’à présent d’occuper dans l’opinion publique la place importante qui leur est due. C’est d’elles que dépend tout l’avenir de notre enseignement primaire. En élevant l’instruction qu’on y donne, nous serons sûrs de hausser, dans un temps assez court, le niveau de l’instruction qui est distribuée à la jeunesse française. On ne saurait donc y appeler des maîtres assez expérimentés et assez habiles. Cependant c’est un peu au hasard que se recrute la plupart du temps le personnel enseignant de ces écoles : les leçons sont confiées à des professeurs du lycée trop disposés à regarder cette besogne comme accessoire, à d’anciens instituteurs, souvent même à des élèves sortant de l’école ou en faisant encore partie. Il ne faut pas s’étonner dès lors si des branches d’enseignement restent en souffrance. Mais au moins le directeur, qui donne à l’école son impulsion scientifique, pédagogique et morale, devrait-il toujours être un homme considérable par le savoir et par les services universitaires : il semble que l’estime publique dût faire de cette place un objet d’ambition pour les hommes les plus capables. Il n’en est rien : tandis qu’en Allemagne les maîtres les plus éminents de l’enseignement secondaire se trouvent honorés de diriger un séminaire d’instituteurs, l’abîme qui sépare chez nous le lycée de l’école ferait regarder le passage d’un professeur de seconde à la direction d’une école normale comme une disgrâce ou une défaillance. C’est donc dans le personnel de l’instruction primaire qu’il faut ordinairement faire ses choix. Nous en avons trop parlé pour qu’il soit nécessaire d’insister sur les inconvénients de ce cercle vicieux.
La situation hiérarchique de l’instituteur n’est pas faite pour le stimuler au travail. Il dépend surtout des conseils municipaux et du préfet : mais ces autorités sont-elles en état d’apprécier sa valeur et de reconnaître ses services? On le juge d’après des circonstances extérieures. Tel instituteur vit en bonne intelligence avec le maire, avec le curé, avec les pères de famille : c’est un bon serviteur. On n’examine pas si cet heureux accord n’est pas obtenu par des complaisances envers toutes les routines. Pour que l’instituteur aime son état et le remplisse avec sécurité, il faut qu’il sente au-dessus de lui une autorité purement scolaire, qui sache le juger d’après son mérite et d’après son travail. Il faut, en outre, que la considération publique soit la récompense de son pénible et dévorant labeur. J’ai vu comment, dans une ville d’Allemagne, où l’enseignement primaire était pourtant de fraîche date, car elle avait appartenu à la France jusqu’en 1815, tous les fronts se découvraient devant le maître d’école; ses anciens élèves, dispersés dans les diverses routes de la vie, revenaient lui demander conseil, et écoutaient avec déférence sa parole, comme au temps où ils étaient assis sur les petits bancs de la classe, et où il leur traçait au tableau les premiers éléments de la lecture. Le gouvernement n’était pas moins empressé que l’opinion à reconnaître son mérite. La qualification de professeur lui avait été accordée, et l’on peut penser si les jeunes générations, en lui parlant, avaient soin de faire précéder son nom de ce titre, si honoré de tous, et qui ne se donne d’ordinaire qu’aux membres les plus anciens et les plus éminents des Universités.
CONSIDERATIONS FINALES.
Nous aimons, en France, les questions irritantes qui se tranchent par la logique et par la passion. Quand il est fait mention de l’enseignement primaire, aussitôt nous nous rangeons en deux camps : la discussion s’engage sur l’instruction religieuse, comme si la leçon de religion renfermait tout l’enseignement de l’école, et comme si tout était sauvé ou perdu, selon la manière dont sera résolue cette unique question. Certes, nous n’ignorons pas, et nous avons essayé de montrer au commencement de ce travail, l’influence que la religion a exercée sur le développement de notre instruction élémentaire. Mais quoique notre histoire nous ait habitués à d’étranges revirements, la loi sur l’enseignement, après quarante ans d’existence, ne court point risque d’être rapportée . La question qui nous divise est de savoir si l’instituteur donnera la leçon de religion à ses élèves, ou si cet enseignement sera réservé aux ministres des différents cultes.
Par respect pour la religion, autant que par égard pour les conditions particulières de notre instruction publique, c’est le dernier parti qui serait préférable. Dans les pays où l’école a grandi sous la protection et avec l’aide de l’Église, il est tout naturel que celle-ci continue à exercer son patronage. Les enfants sont divisés en autant d’écoles qu’il existe de cultes, et l’instituteur, conseillé et guidé par le prêtre, partage avec lui le soin de la direction religieuse. Mais rien de pareil n’a eu lieu en France. L’école s’est élevée sans le secours de l’Église catholique : des enfants de différentes croyances sont réunis sous le même maître. Il semble donc que le parti le plus naturel et le plus digne serait d’éloigner de cette maison nécessairement profane les leçons de la foi, qui auraient leur vraie place à l’église ou au presbytère, et leur pleine efficacité dans la bouche du prêtre. C’est ainsi que les choses se passent aux États-Unis, et c’est la solution que tôt ou tard il nous faudra adopter en France.
Mais en attendant ce moment, est-ce l’instruction religieuse qui empêche d’élever, d’étendre et d’approfondir les travaux de l’école? Quelle est parmi les réformes que nous avons indiquées, celle qui ne peut être pratiquée sur l’heure? Avouons plutôt que nous avons pris l’habitude des querelles stériles et des éternelles récriminations. Il est plus aisé d’opposer dans une discussion le droit de l’État, celui du père de famille, celui de la religion, que de prendre en main l’initiative des réformes sérieuses et des perfectionnements durables. Et cependant cette transformation si nécessaire de nos écoles serait peut-être le plus sûr moyen de mettre fin à tant de luttes ouvertes ou sourdes. Qui ne sait que le faible est toujours exposé aux attaques? Qui n’a vu que les institutions chétives, comme les nations désarmées, attirent sur elles les insultes? Le jour où l’école, par l’étendue, par la solidité et par l’attrait de son enseignement, témoignera de sa vigueur et de sa vitalité, quand le profit retiré de ses leçons lui assurera la faveur et le soutien des populations, elle verra peut-être ses adversaires renoncer à leurs entreprises et lui offrir leur alliance.
Une autre question fort controversée dans la presse et à la tribune, c’est l’enseignement obligatoire. On ne peut s’empêcher de ressentir un chagrin mêlé d’humiliation, quand on voit depuis combien de temps cette question est vainement agitée dans nos assemblées politiques. Il y a bientôt quarante ans, M. Cousin, comme rapporteur de la Commission pour la loi de l’enseignement primaire, soutenait devant la Chambre des pairs le principe de l’instruction obligatoire… « Une loi qui ferait de l’instruction primaire une obligation légale, ne nous a pas paru plus au-dessus des pouvoirs du législateur, que la loi sur la garde nationale et celle que vous venez de finir sur l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique. Si la raison de l’utilité publique suffit au législateur pour toucher à la propriété, pourquoi la raison d’une utilité bien supérieure ne lui suffirait-elle pas pour faire moins, pour exiger que des enfants reçoivent l’instruction indispensable à toute créature humaine, afin qu’elle ne devienne pas nuisible à elle-même et à la société tout entière ? »
Depuis ce temps, le pays a sacrifié toutes ses libertés, il s’est laissé jeter sans résistance dans les entreprises les plus funestes. Pour l’enseignement seul, il est resté jaloux de ses droits. Les représentants n’ont jamais manqué de s’alarmer à l’idée des dangers que l’instruction obligatoire ferait courir à l’indépendance du citoyen et du père de famille. En 1861 et en 1867, le Sénat de l’Empire, à l’unanimité moins une voix, repoussa des pétitions qui demandaient l’obligation. Combien de fois encore reverrons-nous ces discussions ? Quand une époque n’a pas rempli la tâche qui lui revenait, celle-ci retombe de tout son poids sur les générations suivantes mais après chaque ajournement, les difficultés deviennent plus grandes, les ressentiments plus vifs et la solution du problème plus difficile.
Qu’a-t-il manqué à la loi de 1833 pour transformer la France? Rien autre chose que le concours des classes instruites. Une loi, même en y inscrivant le principe de l’obligation, ne suffit pas. Si le savant se tient à l’écart de l’instruction primaire, si l’Université la dédaigne, si le propriétaire croit avoir assez fait en contribuant pour sa part à la construction de la maison d’école, si le fabricant attend qu’un règlement l’oblige à laisser aux enfants le temps nécessaire pour apprendre à lire, si les hommes considérables du pays ne se montrent jamais à la jeunesse, si les magistrats municipaux sont timides ou tièdes, si enfin la loi sur l’enseignement doit se faire sa place par elle-même et sans que personne lui prête la main, elle n’aura que des résultats mesquins et précaires. Il faut qu’une telle loi rencontre, non pas seulement l’obéissance, mais l’empressement efficace, l’ardeur dévouée, le constant esprit de sacrifice des classes supérieures. Les États-Unis dépensent annuellement 450 millions pour les écoles. Au plus fort de la guerre de sécession, l’État de Massachussets triplait le budget de l’instruction publique. La seule ville de New-York donne 18 millions . C’est à ce prix que l’enseignement entre dans les habitudes et dans les besoins d’une nation. Au contraire, l’instruction obligatoire a eu beau être votée en Autriche, en Italie, en Espagne, en Turquie : la loi est restée une lettre morte, la population n’en ayant ni aidé, ni surveillé l’exécution.
Si l’on veut mesurer tout le chemin que depuis quarante ans nous avons fait en arrière, on n’a qu’à relire les rapports et les circulaires qu’écrivait en 1833 M. Guizot, alors ministre de l’Instruction publique. Quelle hauteur de vues! quelle sérénité de pensée! Quelle confiance tranquille dans l’avenir ! De son côté, M. Cousin parcourait alors l’Allemagne, la Hollande, et avec une remarquable justesse de coup d’œil, signalait les réformes à faire, les améliorations à introduire. M. Saint-Marc Girardin étudiait l’enseignement intermédiaire dans le midi de l’Allemagne. Ces vues dépassaient-elles le niveau intellectuel même de la France d’alors? Ou est-ce la funeste guerre des partis qui a frappé ces germes de stérilité ? Les hommes éminents qui avaient présidé au travail de la première heure, s’en sont détournés depuis, soit entraînés par les nécessités de la politique, soit (ce qui est plus triste) distraits par des entreprises d’une moindre portée. Il nous faut reprendre aujourd’hui, sous l’aiguillon du malheur, l’œuvre commencée alors en un temps d’espérance et d’enthousiasme : l’avenir de la France dépendra de notre énergie et de notre persévérance.
L’année 1870 a montré le côté faible d’une idée que beaucoup de Français, même parmi les plus libéraux, portaient en eux, les uns le sachant, la plupart d’une façon inconsciente. On avouait que le gros de la nation était plongé dans l’ignorance : mais on supposait que cela importait peu, du moment qu’à la tête du pays se trouvait un nombre suffisant d’hommes instruits et éclairés. Plus d’un croyait que les choses valaient mieux ainsi, et que c’était assez, dans une nation de quarante millions d’hommes, qu’il y en eût un million qui sût réfléchir et penser. Cette théorie égoïste s’est trouvée en défaut sur tous les points : non-seulement nous avons succombé dans la lutte avec une nation qui s’est montrée moins défiante de l’intelligence, mais nous avons failli subir, avec le règne de toutes les rancunes, celui de toutes les ignorances. Il faut renoncer, pendant qu’il en est encore temps, à un système qui a permis de telles catastrophes ; si nous désertions ce devoir, nous ne serions pas en état de supporter les nouveaux avertissements que l’avenir ne manquerait pas de nous donner.
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