Cet article de Françoise Candelier, institutrice et ex-membre du GRIP, est paru dans le Bulletin n° 119 de l'Association des Professeurs de Lettres. C'est le texte d'une conférence donnée lors de la Table ronde "L’enseignement du français à l’école primaire" organisée par l'APL le dimanche 2 avril 2006.
De l’autodafé du patrimoine littéraire à l’école primaire
Françoise CANDELIER
Institutrice à Roncq (Nord)
Dans les nouveaux programmes 2002, il paraît que la littérature fait son entrée en primaire !
Nous avons reçu le guide Littérature Cycle III (2e édition). Ce guide vient compléter celui qui est paru juste après les nouveaux programmes 2002. Il a 127 pages, le précédent 63 pages. Après quelques consignes pédagogiques, il donne un résumé de 300 ouvrages de littérature jeunesse. J’ai relevé quelques extraits et les commente…
Il importe que tous les élèves aient eu la chance, dans leur scolarité, de rencontrer les œuvres dont ils puissent parler entre eux, dont ils puissent discuter les valeurs esthétiques ou morales, qui soient ce socle de référence que personne ne peut ignorer.
Qui peut nier la véracité d’une telle affirmation ? Comme à l’accoutumée dans notre Éducation Nationale, derrière de belles phrases que se cache-t-il ?
On n’ignore plus, en 2005, que presque un tiers de nos élèves sont en difficulté importante de lecture et que les autres quittent le système avec une quasi-ignorance du patrimoine littéraire…
Rien d’étonnant : déjà en 1978, date à laquelle je suis devenue institutrice, on nous incitait à travailler à partir du vécu de l’élève… Les analyses logiques grammaticales, les conjugaisons à tous les temps, en un mot les bases indispensables pour une bonne compréhension des textes d’auteurs, tels Victor Hugo, Rimbaud, Zola, Malot ou Jules Verne ont bel et bien été évacués de l’enseignement un peu à la fois, au rythme des nouveaux textes et programmes. Lisons les manuels de français édités depuis trente ans et nous aurons la preuve flagrante de cette dégradation.
Il fallait apprendre à lire des textes « injonctifs », « prescriptifs », des lettres, des modes d’emploi, des affiches, des bandes dessinées, des récits extraits d’œuvres destinées à la jeunesse… On nous a convaincus que Boule et Bill valait un extrait des Misérables…
Déjà, à cette époque (au début de ma carrière), ces idées me semblaient complètement saugrenues, on nous convainquait que la lecture d’une affiche ou d’un article de journal équivalait à celle d’un poème d’Alfred de Vigny. Cela n’a fait qu’empirer pour atteindre un niveau de médiocrité incroyable ; il suffit de consulter les derniers manuels conformes aux nouveaux programmes. Jean Giono à côté du dernier « écrivain » né de la dernière pluie ! Rien ne les arrête, tout est bon pour supprimer le sens des valeurs.
Comment pouvait-on mettre en route cette machine à oubli, si monstrueuse, sans aucun scrupule ? Tout a été fait depuis trois décennies pour rendre nos élèves incapables d’accéder aux œuvres du patrimoine.
Voilà maintenant que ce guide nous invite à choisir parmi 300 ouvrages de littérature jeunesse : 62 albums , 26 bandes dessinées, 35 contes et fables, 37 ouvrages de poésie, 81 romans ou récits illustrés, 22 ouvrages de théâtre.
Ce Guide est bien conçu, on a un petit symbole pour différencier les œuvres :
Un château : œuvre du patrimoine.
Une plume : œuvre classique.
Aucun symbole : œuvre récente.
Les albums : sur 62 œuvres, il y a 1 château.
Les bandes dessinées : sur 26 œuvres, il y a 0 plume et 4 châteaux.
Les contes et fables : sur 35 œuvres, 2 plumes et 15 châteaux.
Les poésies : sur 37 œuvres, 11 plumes et 5 châteaux.
Les romans et récits illustrés : 118 œuvres, il y a 16 plumes et 14 châteaux.
Le théâtre : sur 22 œuvres il y a 0 plumes et 3 châteaux.
Voici quelques phrases extraites de ce document d’accompagnement que l’inspection nour recommande de suivre.
… toutefois parmi ces ouvrages (du patrimoine) seuls sont retenus ceux qui peuvent encore passionner les jeunes lecteurs d’aujourd’hui ; il s’agit, en effet, de leur faire lire ces textes, non de les leur signaler à priori comme dignes d’intérêt parce que la postérité les a retenus et légitimés.
Tout d’abord, je ne vois pas de quel droit les membres de la commission nationale de sélection des ouvrages scolaires de littérature décideraient quels ouvrages passionneraient les « jeunes » d’aujourd’hui. Je crois plutôt qu’on veut éviter le plus possible que les jeunes d'aujourd’hui, comme ils disent, se passionnent pour la grande littérature. Tout est mis en œuvre pour qu’ils oublient jusqu’au nom des auteurs classiques qui ont formé leurs parents et grands-parents. Comment mieux détruire le tissu social qu’en séparant les générations ? On a commencé par les maths modernes, les méthodes pédagogiques incompréhensibles pour les parents, on continue maintenant avec la littérature.
Que veut dire patrimoine ? C’est l’héritage commun d’une collectivité.
Que veut dire classique ? C’est une œuvre, un ouvrage, un auteur, qui peuvent servir de modèle, dont la valeur est universellement reconnue.
C’est très clair pour moi, voilà deux définitions qui me permettent de définir ma ligne de conduite. En tant qu’enseignante, je suis tenue de proposer à mes élèves des œuvres faisant partie du patrimoine classique. Qu’il me soit permis de faire étudier quelques textes contemporains qui me paraissent intéressants, soit ; mais je ne peux me permettre de placer au niveau du patrimoine classique un auteur contemporain dont l’œuvre n’a pas encore été mise à l’épreuve du temps. Tout ne se vaut pas.
De plus, dans ce guide, on fait ce qu’il faut pour banaliser l’échec des enfants en lecture : il suffirait de lire les textes aux élèves mauvais lecteurs ! La lecture magistrale (oui, le mot est employé) est conseillée : en effet il faut permettre à ces élèves non lecteurs « d’entrer en littérature » au même titre que les autres (ce sont les paroles de M. Hébrard et des conseillers pédagogiques). On annonce là la civilisation orale du troisième millénaire. Seule une petite partie de la population saura lire, aura accès à l’écrit, aura le droit de lire les grands auteurs. Pour les autres, on aura recours à la tradition orale. Les livres seront lus par les conteurs, on les enregistrera… Il faut déjà faire admettre cela ! L’école est tout à fait dans cette optique quand on lit ces instructions, on en a froid dans le dos.
Encore un extrait qui m’a estomaquée :
… pour reconnaître aisément le mot « esclavage » (programme d’histoire) il faut évidemment retrouver sa prononciation (l’accumulation des trois consonnes « scl » peut poser problème à certains élèves), mais tout autant ses significations…
ou encore :
… ces difficultés peuvent porter sur des assemblages de consonnes comme « ncr » dans « incrédule », sur des mots très irréguliers comme «fils »…
Je me fais cette réflexion : si dans ce fascicule qui concerne les élèves de cycle 3 on insiste, à ce point, sur ce genre de difficultés que rencontrent les élèves, c’est que le nombre de ces élèves est important. Ne peut-on penser que si la méthode de lecture avait été alphabétique le mot « incrédule » aurait été décomposé correctement en syllabes (« in-cré-du-le »), et nous ne serions pas dans cette situation de voir 30 % de nos élèves de cycle III assembler les lettres « ncr » de ce mot ou faire d’autres erreurs aussi handicapantes pour la lecture.
Comment peut-on admettre tranquillement qu’il est normal qu’un élève de cycle III ait encore des problèmes avec des phonèmes comme "ou/on", "oin/ion", "scl", etc… ? On banalise complètement les problèmes d’illettrisme, on fait comme si cela était dans la normalité, on propose donc aux maîtres de cycle III des batteries d’exercices pour y remédier. Cela est exaspérant. N’est-il pas temps de reconnaître l’inefficacité des méthodes pratiquées au CP ? Mais non, c’est l’autruche qui se cache la tête dans le sable.
… on demande aux élèves de signaler les mots mal écrits se trouvant au dessous de petits dessins (par exemple le mot « rodinet » écrit sous le dessin d’un robinet). Ceci permet d’approfondir l’analyse et de savoir, pour chaque élève, quels sont les problèmes qui demeurent.
Tous ces exercices de « remédiation » sont du niveau CP et ne devraient plus être pratiqués en cycle III, sinon pour de rares exceptions. Je comprends pourquoi on nous dissuade, avec autant d’acharnement, de travailler sur les classiques : ils ne sont plus à la portée de nombreux enfants, donc la solution est de les évacuer des contenus.
Il m’apparaît évident que le but est bien d’organiser une révolution culturelle. L’autodafé a été orchestré méthodiquement pendant les trois dernières décennies. Le vide culturel est patent, la jeunesse est bien devenue complètement ignorante des richesses du patrimoine, de la littérature classique. Alors, maintenant que la place est vide, on introduit la littérature de jeunesse contemporaine. Des livres créés sur mesure pour l’Éducation Nationale. La platitude, la pauvreté du vocabulaire sont déconcertants. On nous demande de provoquer des débats entre les élèves sur des sujets actuels, le droit à la différence, l’écologie, l’amour, pour aboutir par une éducation à la citoyenneté, à la démocratie du consensus. Ouvrez n’importe quel nouveau manuel de français respectant les programmes 2002 et vous serez édifiés, les inspections mettent à la disposition des maîtres des valises de ces livres de littérature jeunesse. C’est une catastrophe. Dans toute cette liste il y a 20% de classiques. Pour moi la proportion devrait être inversée.
Les auteurs dont l’Éducation Nationale fait la publicité, la promotion, sont complètement inconnus de la grande majorité des enseignants. Ils sont journalistes, enseignants, directeurs de publication, cinéastes… Que penser de cela sinon qu’ils ont beaucoup de chance de vendre des milliers d’ouvrages et d’ainsi entrer dans la mémoire de milliers d’enfants alors que ceux-ci resteront à jamais ignorants de tous ces écrivains qui auront forgé l’esprit de leurs grands-parents et arrière-grands-parents ? Quelle imposture ! Cela ne révolte qu’une faible partie des enseignants, tout le drame est là. Mais que faire ?
Pour certains maîtres, encore trop peu nombreux, la solution est bien de boycotter cette littérature et de continuer à faire lire avec acharnement les extraits de romans classiques dont foisonnent les anciens livres de classe. A l’argument des pédagogistes (« cela n’intéresse plus les élèves »), je rétorque que si le maître aime et connaît il sait passionner tous les enfants. Si le maître ne se contente pas d’ « animer », s’il possède son sujet, s’il « enseigne », il peut intéresser ses élèves. J’en témoigne : dans ma classe dont 15 élèves sont en difficulté de lecture, nous abordons avec un plaisir partagé des extraits comme « Gilliatt et la pieuvre », tiré des Travailleurs de la mer de Victor Hugo, « Les rats », tiré de La Peste de Camus, « Nonoche » extrait de Colette et bien d’autres. Bien souvent les élèves me demandent tel ou tel texte tiré de leurs vieux manuels que je suis allée chercher dans le grenier de l’école ; ils les ont lus à l’avance… Pour d’autres, il est vrai que cela peut être difficile : et alors ? Doit-on se résoudre à tout abandonner ? Au contraire, je suis convaincue que les traces laissées par cet enseignement seront précieuses quand ils seront adultes. Les mauvais lecteurs apprécient autant que les autres cette bonne littérature. On lit ensemble les textes, à haute voix, ceux qui ont du mal essaient de suivre leurs camarades, de jour en jour ils s’améliorent, leur lecture devient plus fluide et plus compréhensible. Mes élèves ont un classeur contenant à cette époque-ci de l’année (début avril) une centaine de textes d’auteurs, de Victor Hugo à Boileau en passant par Colette et Troyat. Leurs livres de lecture sont d’anciens livres que j’ai récupérés avant qu’on ne les jette. Ils y sont extrêmement attachés. Ils ont appris à choisir un bon manuel, préparés dès le CE2 par ma collègue qui pratique de la même manière, la pédagogie SLECC. Ils sont passionnés et ne cessent de me demander tel ou tel extrait car ils y puisent tout ce que leur vie quotidienne ne leur donne plus : l’évasion, le matériel exemplaire que le bain culturel médiocre dans lequel on les éduque ne leur fournit plus, des éléments qui leur permettent de mieux comprendre des problèmes actuels. Par ces lectures et le travail sur les textes, ils développent des qualités nécessaires à la vie en société telle que l’empathie, le courage, la pugnacité, l’idéalisme…
J’ai tenté une expérience avec ma classe : sans rien dire je leur ai proposé un extrait de Delerm,« C’est bien », tiré d’un spécimen de Nathan, véritable catalogue de la littérature jeunesse. La réaction ne s’est pas fait attendre : "C’est gaga ! c’est pour les bébés !"
Le temps m’est compté (les horaires de français sont diminués au profit de l’anglais et de l’informatique), j’ai pris le parti de ne le consacrer qu’à ce qui est précieux, la transmission des savoirs et du patrimoine culturel. Je leur ai expliqué que je n’avais pas le droit de couper la chaîne humaine, qui se construit à travers les siècles, ils goûtent chaque jour à la magie de recevoir dans la classe, comme un ami précieux, un grand auteur et souvent je leur fais prendre conscience que chaque mot, chaque phrase de tel texte ou chaque vers de tel poème, a été pensé il y a longtemps par La Fontaine ou Victor Hugo ou ces centaines de grands auteurs, dans le silence de leur chambre ou de leur bureau, au cours de leur promenade, et que c’est extraordinaire qu’en 2006 nous soyons encore en mesure de les lire, de les dire et de les faire nôtres. Oui ils savent bien déjà à huit ans que ces œuvres les aideront à vivre, qu’elles sont l’espoir d’un avenir, car comme le dit Hannah Arendt, le monde dans lequel les enfants arrivent est par définition déjà vieux ; si l’enfant ne l’ingère pas, n’en fait pas une partie de soi, il ne pourra le transformer pour créer un autre monde, son monde, il le détruira. C’est bien ce à quoi on est en train d’assister. La jeunesse sans repères, sans culture, mal instruite de ce monde ne voit pas d’avenir possible, et donc elle réagit avec la violence du désespoir, la sauvagerie de l’être sans mémoire. L’école doit redevenir un conservatoire des savoirs et de la culture et son seul but doit être d’instruire les élèves pour qu’ils puissent à leur tour, une fois adultes, créer un nouveau monde. « Un professeur en fin de carrière, désabusé, fatigué, désespéré, me disait récemment : « J’étais un petit paysan de la campagne reculée de France, la République m’a fait le plus beau cadeau : l’instruction, la culture. »
C’est bien celui que je ferai à mes élèves.
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