Compte-rendu de Jean-Pierre Terrail.
Des mêmes auteurs : L'enseignement primaire supérieur des garçons en France, 1918-1942 (1981).
La
constitution de l’enseignement primaire supérieur sous la Troisième République
La création du premier réseau d’établissements
Une organisation tournée vers la croissance des effectifs
L’enseignement
primaire supérieur masculin
Les transformations de la carte scolaire des établissements
primaires supérieurs de garçons (1890-1939)
Enseignement primaire supérieur et enseignement technique
L’évolution du recrutement et des cursus dans deux écoles
primaires supérieures de garçons
L’enseignement
primaire supérieur féminin
L’extension du réseau d’établissements primaires supérieurs
féminins (1900-1939)
Le développement de l’enseignement primaire féminin entre
1900 et 1914 : une question non débattue
Diversité des orientations et variété des évolutions des
établissements primaires supérieurs de filles
Vers l’enseignement
secondaire ?
L’enseignement secondaire, l’enseignement primaire supérieur
et l’école unique (1880-1942)
Quand s’est effectué le
développement des scolarisations prolongées en France ? Quelles furent les
étapes principales de ce processus ? À quels autres faits faut-il rapporter ces
évolutions ? Telles sont les questions qui sont à l’origine de ce livre. Elles
sembleront certainement familières aux lecteurs des études de sociologie et d’histoire
de l’éducation publiées depuis le début des années soixante. Dès le milieu des
années cinquante, en effet, l’augmentation massive des effectifs scolarisés
au-delà de l’obligation légale a été considérée comme un processus important et
caractéristique des sociétés contemporaines, et plusieurs essais ont entrepris
d’en examiner certains aspects ou conséquences (Note 1 : Voir par exemple
l’ouvrage d’un inspecteur général de l’éducation national, Louis Cros : L’explosion
scolaire, Paris, 1961, Centre universitaire d’informations pédagogiques).
Si l’on excepte l’ouvrage
récent consacré par Antoine Prost à la période 1950-1980 (Note 2 : Antoine Prost : L’enseignement s’est-il
démocratisé ?, Paris, 1986, PUF), il n’existe cependant aucune recherche
systématique et approfondie sur l’ensemble de ces problèmes : le sujet n’a été
traité que dans des essais rapides, des préfaces, des communications à des
colloques, des manuels, ou, en passant, dans des articles ou livres consacrés
principalement à d’autres questions (Note 3 : La question du développement
de la scolarisation est étudiée et notamment dans les ouvrages suivants :
Pierre Chevallier (sous la direction de) La scolarisation en France depuis
un siècle, Paris, 1968, Mouton, notamment p. 115-174. Antoine Prost : L’enseignement
en France 1800- 1967, Paris, 1968, A. Colin, notamment p. 328-331, 415-417
et 433-443. Viviane Isambert-Jamati : Crises de la société, crise de l’enseignement,
Paris, 1970, PUF, voir l’annexe p. 371-379.).
Les
recherches qui ont renouvelé depuis une trentaine d’années le domaine des
études sur l’enseignement se sont généralement contentées de prendre acte de ce
développement, et en ont tenu l’interprétation pour évidente. Les travaux d’Alain
Girard (Voir les articles de Girard
initialement publiés dans Population et repris dans le recueil Population
et l’Enseignement, Paris, 1970, PUF/INED, ainsi que sa préface à ce recueil), de Pierre Bourdieu et Jean-Claude
Passeron (Les héritiers. Les étudiants
et la culture, Paris, 1964, Editions
de Minuit ; La Reproduction, Eléments pour une théorie du système d’enseignement,
Paris, 1970, Editions de Minuit.), comme les recherches postérieures de Raymond Boudon (L’inégalité des chances, Paris, 1973, A. Colin), évoquent la croissance de la scolarisation
comme une question connue, en font le point de départ d’autres analyses, mais
ne considèrent pas que la question nécessite un examen approfondi puisqu’ils en
proposent une explication immédiate. Par exemple, c’est seulement dans la
préface à la réédition des principales études de l’INED que A. Girard propose
une explication de la croissance de la scolarisation, mettant en avant la
recherche de la mobilité sociale, du « désir d’ascension sociale par l’instruction
(...) conséquence du progrès technique » (Population et l’enseignement, op.
cit. p. XXVI). De
même, P. Bourdieu propose en 1978 une explication de la croissance de la
scolarisation fondée sur la concurrence entre classes sociales, qui est
introduite au cours d’une analyse centrée sur les conséquences de cette
concurrence tenue pour établie («
Classement, déclassement, reclassement », Actes de la Recherche en sciences
sociales, novembre 1978, n° 24, p. 222.).
On
voit que si les explications de la croissance de la scolarisation divergent
notablement, les études sociologiques s’accordent au moins implicitement pour
considérer que le sujet ne nécessite ni élaboration conceptuelle, ni travail empirique de validation. Elles s’accordent
également sur deux points : le fait significatif (souvent même le seul examiné)
est la croissance de l’enseignement secondaire ; cette croissance est rapportée
à la population, à des transformations sociales extérieures à l’institution
scolaire, mais non à l’institution elle-même. Les divergences d’interprétation
des causes du développement de la scolarisation n’ont guère suscité de
controverses entre les différents auteurs, ce qui confirme que la question n’occupe
qu’une place périphérique dans les problématiques mises en oeuvre pour étudier
l’école : ce sont principalement les conséquences éventuelles de « l’explosion
scolaire » sur la « démocratisation » du recrutement des différentes études,
et la contribution de l’école à la mobilité ou à la reproduction de l’ordre
social, qui ont retenu l’attention des chercheurs de l’époque.
Un
examen sommaire des statistiques nationales reproduites dans les Annuaires
statistiques de la France rend cependant sceptique vis-à-vis des postulats
communs aux interprétations du développement de la scolarisation. La
focalisation exclusive sur le seul enseignement secondaire est surprenante : à
deux reprises, entre 1937 et 1945, entre 1959 et 1967, des réorganisations
institutionnelles ont rattaché à l’enseignement secondaire des réseaux d’établissements
qui recevaient des flux d’élèves du même ordre de grandeur que ceux qui
accédaient à l’enseignement secondaire dans sa définition antérieure. Une
partie importante de la croissance apparente de la scolarisation dans l’enseignement
secondaire résulte donc, en première analyse, d’une décision de politique
scolaire portant sur l’organisation des services d’enseignement et elle ne peut
être interprétée comme une transformation des comportements de la population.
Par ailleurs, si l’on adopte une perspective temporelle large (ce qui s’impose
pour traiter cette question), on découvre que les dates généralement acceptées
comme point de départ de ce processus - 1930, ou 1945-1955 sont largement
postérieures à des faits essentiels. Certains établissements créés après 1880, les écoles
primaires supérieures (EPS) (rattachées à l’enseignement secondaire en 1941),
les cours complémentaires (CC) (intégrés à celui-ci après 1959), ont connu un
grand développement dans les cinquante années de stagnation de l’enseignement
secondaire masculin, entre 1880 et 1930.
Rappelons
d’abord rapidement ce qu’était cet enseignement primaire supérieur de la IIIe
République qui, avant même sa disparition, ne disposait que d’une visibilité
incertaine aux yeux des élites lettrées qui fournissent l’essentiel des
participants aux débats scolaires. Dans sa définition officielle, l’enseignement
primaire supérieur s’adresse aux fractions inférieures des classes moyennes et
à des catégories relativement aisées des classes populaires : selon l’expression
parfois utilisée par les défenseurs des EPS vers 1930, il constitue ainsi les collèges
du peuple. Les études,
courtes et orientées vers les « savoirs pratiques et les sciences usuelles »,
sont offertes dans deux types d’établissements : les cours complémentaires, qui
sont administrativement des classes rattachées à des écoles primaires et où
enseignent des instituteurs ; les écoles primaires supérieures, établissements
autonomes dont le personnel titulaire appartient au même corps que les
professeurs d’écoles normales. EPS et CC relèvent de la législation de l’enseignement
primaire : les études y sont donc gratuites et le personnel d’enseignement
général, payé par l’Etat (après 1889), est soumis à la hiérarchie
administrative de l’enseignement primaire. L’enseignement dispensé prolonge l’enseignement
primaire élémentaire, et l’on y accède après le certificat d’études (en
principe après un passage d’un an dans un cours supérieur). Les plans d’études
sont définis seulement pour les EPS, mais les CC s’en inspirent, en fonction de
leurs moyens et des débouchés accessibles à leurs élèves. Les matières
enseignées comprennent, notamment, le français, l’histoire et la géographie,
les mathématiques, les sciences physiques, chimiques et naturelles, souvent des
éléments d’arpentage, de droit usuel, de comptabilité, de dessin, et, presque exclusivement
dans les EPS, une langue vivante : en bref, à peu près ce qui était enseigné
dans l’enseignement secondaire spécial organisé par Duruy (puis dans l’enseignement
moderne) des lycées et collèges. Il s’y ajoute également des enseignements de
travail manuel (d’enseignement ménager et de couture pour les filles), et
parfois des enseignements annexes divers de technologie, d’agriculture, de
dactylographie, de tissage, etc. Le cycle normal d’études dure trois ans et
conduit au certificat d’études primaires supérieures (CEPS, rebaptisé BEPS en
1917), ainsi qu’au brevet élémentaire (BE), le diplôme exigé des candidats aux
emplois d’instituteurs publics ou privés. Les EPS préparent aussi au concours d’entrée
aux écoles normales (dont le programme est le même que celui du BE), ainsi qu’à
des concours comme le surnumérariat des Postes, des Contributions directes ou
indirectes, et parfois l’entrée aux écoles d’arts et métiers. Trois années
supplémentaires permettent à quelques EPS de présenter des candidats au brevet
supérieur (BS), diplôme principalement préparé dans les écoles normales d’instituteurs
et d’institutrices.
Si l’on
ne se laisse pas abuser par la simple continuité institutionnelle de l’enseignement
secondaire et qu’on intègre à l’analyse du développement de la scolarisation l’ensemble
des formes d’enseignement non obligatoires, il faut faire remonter aux années 1880
(au moins) le début du processus de la croissance scolaire. Dans les vingt
années qui suivent, plusieurs réseaux d’établissements étendent leurs
ramifications sur le territoire national, en offrant des formes nouvelles d’enseignement
prolongé : soit, en dehors des enseignements primaires supérieurs masculins et
féminins, les enseignements techniques et l’enseignement secondaire féminin (Les cinquante premières années de l’enseignement
féminin sont étudiées en détail dans la thèse de Françoise Mayeur : L’enseignement
secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Paris, 1977,
Presses de la FNSP.). L’ouverture de quelques
centaines d’établissements nouveaux
(dans les vingt premières années, environ 200 EPS de garçons, 90 EPS de filles,
50 établissements techniques pour l’un ou l’autre sexe, 120 établissements
secondaires de filles, sans compter les CC beaucoup plus nombreux) va de pair
avec une croissance importante des effectifs scolarisés (voir tableaux 0, 1 et
2). L’évolution de l’enseignement secondaire masculin apparaît, par contraste,
singulière : le réseau scolaire ne se renforce pas - et il ne se renforcera pas
jusqu’en 1945 - et les effectifs des classes secondaires déclinent. Même si l’on
suppose que des éléments essentiels du processus d’évolution de la
scolarisation doivent être recherchés dans des propriétés de la population, les
créations massives d’écoles dans les parties du système scolaire où débute ce
processus méritent certainement d’être étudiées en elles-mêmes. Mais surtout, les
premières constatations que suggère l’examen des données statistiques
nationales jettent un doute sérieux sur la pertinence des catégories d’analyse
et des schèmes de raisonnement mis en oeuvre par les études antérieures pour
interpréter le développement de la scolarisation. Plusieurs aspects liés
étroitement à ce développement ont été laissés de côté, comme l’enseignement
primaire supérieur, les évolutions de la carte scolaire, ou la politique du
ministère de l’Instruction publique.
La
question du développement de la scolarisation n’est pas la seule qui attire l’attention
sur l’enseignement primaire supérieur de la Troisième République. On sait que l’organisation
actuelle des institutions scolaires qui s’est mise en place à partir des années
soixante - avec la création du « collège unique » offrant un enseignement en
principe commun jusqu’à l’âge de 16 ans, et des prolongements dans des seconds
cycles différenciés d’enseignement général ou technique -, est l’aboutissement
d’un long et lent processus de réforme, qui s’étend sur un demi-siècle au moins. Mais on oublie souvent
que ces réformes ont été élaborées dans un contexte dont une des données
essentielles était l’existence de l’enseignement primaire supérieur (sous la
forme des EPS et des cours complémentaires d’abord, des seuls cours
complémentaires après 1945). L’état institutionnel de la scolarisation sous la
IIIe République est donc celui qui précède immédiatement l’état
actuel et, en tant que tel, il constitue une des clefs de l’intelligibilité de
celui-ci, puisque le système actuellement établi est né en partie des «
problèmes » engendrés par son prédécesseur.
En examinant la contribution de l’enseignement
primaire supérieur au développement de la scolarisation, nous avons abordé un
point obscur de l’histoire de l’école en France. On peut, en effet, s’étonner
non seulement que cette forme de scolarisation n’ait pas été étudiée pour
elle-même, mais aussi que les recherches sur des sujets connexes - l’enseignement
primaire dans un cadre départemental, les écoles normales d’instituteurs et d’institutrices,
les enseignements secondaires ou les enseignements techniques - soient à peu
près silencieuses à son sujet (L’ouvrage
de Jean-Noël Luc et Alain Barbé : Des Normaliens. Histoire de l’école normale supérieure de
Saint-Cloud, Paris, 1982, Presses de la FNSP, constitue une des seules
études sur un sujet connexe qui n’ignore pas l’enseignement primaire supérieur). Plus curieusement encore, les études
sociologiques des années soixante, centrées sur la question de la contribution
de l’école à la reproduction de la structure de classe, ont laissé de côté ce
qui aurait dû constituer une pièce maîtresse de leurs démonstrations, les
enseignements prolongés recrutant, au moins en partie, dans les classes populaires,
dont l’enseignement primaire supérieur était l’exemple le plus important. On
pouvait pourtant apercevoir certaines conséquences du passage par les
enseignements prolongés non secondaires dans différentes enquêtes de l’INED et
de l’INSEE antérieures à 1975, qui montraient, entre autres, une proportion
élevée de cadres supérieurs non bacheliers (Voir à titre indicatif – on
sait que l’échantillon de l’enquête n’est pas représentatif de la population
française de l’époque – Marcel Brésard : « Mobilité sociale et dimension de la
famille », Population, 5
(3), p. 533-566 (en particulier p. 553), et surtout les deux premières enquêtes
Formation Qualifications Professionnelles de l’INSEE : Michel Praderie,
Robert Salais, Monique Passagez : « Une enquête sur la qualification des
Français. La mobilité sociale en France. Liaisons entre la formation reçue et l’activité
professionnelle », Etudes et conjonctures, XXII-2, février 1967, p.
1-109 ; R. Pohl, C. Thélot, M.-F. Jousset : L’enquête formation
qualification professionnelle de 1970, Les collections de l’INSEE, série D,
n° 32, Paris, 1974, INSEE).
Nos analyses sont organisées selon
une perspective qui constitue l’aboutissement d’un ensemble de recherches
consacrées principalement, mais non exclusivement, à l’enseignement primaire
supérieur. En dehors de nos recherches
sur les enseignements secondaires, techniques, et sur les enseignements
prolongés non classiques de la période 1830-1880 dont on trouvera les
références infra, notre perspective s’appuie également sur les recherches d’Henri
Péretz concernant l’enseignement secondaire libre féminin (« La création de l’enseignement
secondaire libre de jeunes filles à Paris (1905-1920) », Revue d’histoire
moderne et contemporaine, 1985,
vol. 32, (2), p. 237-275) et sur celles que Jean Peneff a consacrées à l’enseignement
primaire élémentaire (Écoles publiques, écoles privées dans l’Ouest
(1880-1950), Paris, 1987, L’Harmattan).
Nous considérons la scolarisation
comme un fait institutionnel, produit
de la mise en relation d’une population et d’une institution (Il existe une analogie entre cette perspective et
celle qui a renouvelé, aux Etats-Unis, le domaine des études sur la délinquance
et les maladies mentales à la fin des années soixante : voir notamment Aaron V.
Cicourel : The Social Organization of Juvenile Justice, New York, 1968, Wiley.). L’institution scolaire apparaît ainsi comme une
organisation traitant des flux de population, et dont les ressources sont liées
de manière directe et indirecte au volume des flux traités. Le mode de
traitement de ces flux dépend évidemment des arrangements internes à l’institution
et d’un ensemble de principes de structuration extérieurs à celle-ci (notamment
l’état des rapports de classe, les modes de relations entre les sexes, les
relations avec d’autres institutions).
Ce sont ces arrangements et le jeu entre ces différents principes de
structuration qui constituent les premiers objets sur lesquels nous avons fait
porter nos investigations, puisqu’ils conditionnent l’ensemble des effets que l’on
peut imputer à l’institution scolaire et à ses évolutions. Par contre, nous
considérons comme problématiques - c’est-à-dire variables avec les
conjonctures historiques - les conséquences du passage (et du non-passage) par
l’institution sur la population et sur les divers aspects de la structure
sociale. Notre approche se distingue donc nettement de celles qui partent d’un
inventaire des fonctions remplies par l’institution scolaire et insistent sur
sa contribution au maintien de l’ordre social dans l’une ou l’autre de ses
dimensions (Un exposé systématique de ce type de perspective est proposé
par Pierre Bourdieu : « Le système des fonctions du système d’enseignement »,
in M. A. Mattisjen et C. E. Vervoort (eds.) : Education in Europe, La
Haye, 1969, Mouton, p. 181-189. Les catégories de base correspondent à l’inventaire
des différentes « fonctions » remplies par le système d’enseignement. La
tentative n’évite pas les difficultés de l’usage de la notion un peu nébuleuse
de « fonction » ; elle ignore par ailleurs la plupart des aspects proprement
institutionnels (comme la base matérielle, les contraintes de fonctionnement,
etc.). Elle se distingue également de celles
qui considèrent l’institution scolaire avant tout comme le lieu d’investissements
des familles pour l’acquisition de qualifications garanties (Voir par
exemple Raymond Boudon : L’inégalité des chances, Paris, 1973, A. Colin). Si l’on adopte notre perspective, on considérera
que les aspects mis au premier plan par ces deux types d’approches sont, les
uns conceptualisés de manière inadéquate, les autres justifiables seulement d’analyses
empiriques concrètes, c’est-à-dire d’analyses renvoyant à la singularité des
situations historiques qu’ont ignorée, presque par principe de méthode, les
études des sociologues des années soixante et soixante-dix.
Cette insistance sur les aspects
institutionnels des faits scolaires ne correspond nullement à un retour à la
perspective qui inspira les études d’histoire de l’éducation en France réalisées
entre 1900 et 1960 (Voir par exemple
Georges Weill : Histoire de l’enseignement secondaire en France de 1802 à
1920, Paris, 1921, Payot ; Clément Falcucci : L’humanisme dans l’enseignement
secondaire en France au XIXe siècle, Toulouse, 1939 Privat ; Maurice
Gontard : L’oeuvre scolaire de la Troisième République. L’enseignement
primaire en France de 1876 à 1914, Toulouse, 1976 (2e édition), CRDP). Quels que soient leurs mérites en matière de
description historique des aspects institutionnels ou politiques (Cette
concession n’est pas de pure forme : les analyses des débats parlementaires de
M. Gontard, comme celles des programmes scolaires de C. Falcucci dispensent à
peu près de tout retour aux sources primaires, même si le silence de ces
auteurs sur les faits de démographie et d’organisation scolaires est
surprenant, puisqu’ils les connaissaient fort bien en tant qu’inspecteurs d’académie), ces études souffrent d’un ensemble de
faiblesses chroniques. D’abord, tout autant que les recherches postérieures,
elles ignorent les aspects matériels et organisationnels qui seront ici au
centre de l’analyse. De plus, elles définissent les sujets d’investigation au
moyen des seules catégories constituées de l’époque étudiée : ce sont des
études de l’enseignement secondaire, de l’enseignement technique, de l’enseignement
primaire, ou de la pédagogie de ces enseignements, mais elles acceptent
toujours leur définition conventionnelle, sans s’interroger sur ce qui délimite
leur objet, ni sur la totalité plus vaste à l’intérieur de laquelle il s’inscrit
(Cette analyse critique est développée à propos de l’enseignement
technique dans Jean-Michel Chapoulie : « Deux expériences de création d’établissements
techniques au XIXe siècle », Formation-Emploi, n° 27-28, juillet-décembre
1989, p. 15-41 ; voir la première partie, p. 15-19). Elles s’enferment ainsi dans un cadre de référence qui mêle des
perspectives constituées de l’époque étudiée à leur propre point de vue a
priori, et elles empruntent sans examen à ces perspectives constituées les
inventaires des phénomènes qu’il est
pertinent de mettre en rapport avec les faits scolaires. La plupart ne
connaissent comme acteurs de la politique scolaire que le ministère de l’Instruction
publique et elles ne s’attardent donc pas à examiner les relations des écoles
avec les collectivités locales. Toutes ignorent les incidences des variations
de la situation démographique sur l’institution scolaire. Les faits de
structure sociale et les relations entre la scolarisation et le marché du
travail ne sont évoqués que sous une forme simpliste, et seulement dans les cas
où ces questions ont été publiquement débattues. Enfin, ces études ne procèdent
à aucune élaboration de catégories d’analyse, se satisfaisant des catégories d’interprétation
communément utilisées par les observateurs d’époque de l’institution scolaire,
c’est-à-dire par les élites lettrées. Par là s’introduisent, ouvertement ou
subrepticement, des jugements de valeur qui sont ceux des personnels de la
partie centrale du système scolaire que constitue l’enseignement secondaire
classique.
Les
trois thèmes majeurs qui serviront de fil conducteur à notre étude découlent
directement de la définition de l’institution scolaire comme organisation
traitant des flux de population : l’implantation des établissements scolaires ;
le fonctionnement d’ensemble de l’organisation scolaire ; la politique
scolaire, saisie dans ses dimensions nationale et locale.
L’unité
élémentaire de gestion des flux d’élèves est, pendant toute la période
considérée, l’établissement scolaire. On étudiera donc la mise en place d’un
premier réseau d’établissements, qui devance parfois un peu, dans certaines
régions et pour certaines périodes, une croissance significative de la
fréquentation scolaire ; on montrera que l’extension du réseau scolaire s’est,
pour l’essentiel, effectuée dans un contexte où la question du développement de
la scolarisation était absente des thèmes des débat publics sur l’enseignement.
L’analyse de la constitution de la carte scolaire permettra enfin de mettre en
évidence certains facteurs extérieurs à l’institution scolaire – notamment politiques et financiers - qui ont
exercé une influence durable sur son devenir. On montrera en particulier l’incidence
sur les équipements scolaires des grandes villes de leur autonomie en matière
de politique scolaire entre 1870 et 1886, et de la conquête de la plupart de
ces villes par les républicains ; on montrera également les conséquences des «
lois laïques » du début du XXe siècle, à l’évidence non prévues par leurs
partisans, sur l’équipement scolaire des villes.
Le
second thème est celui du fonctionnement d’ensemble de l’institution scolaire
comme organisation. L’analyse portera sur trois aspects différents de ce
fonctionnement. C’est au niveau des établissements que l’institution rencontre
la population scolaire : nous étudierons donc les effets des contraintes du
fonctionnement des établissements sur le développement de la scolarisation,
ainsi que, pour deux écoles primaires supérieures, les cursus suivis par les
élèves. Nous tirerons également parti de ces occasions d’observations quasi
expérimentales des relations de la population avec les établissements que
créent des « événements » comme les variations de la réglementation scolaire
ainsi que les « accidents » de la démographie. Mais l’environnement dans
lequel s’inscrit le fonctionnement des établissements est défini également par
un réseau complexe de relations institutionnelles. Pour l’enseignement primaire
supérieur, partie intégrante de l’enseignement primaire, l’unité territoriale
essentielle pour la gestion est le département : c’est à ce niveau que sont
prises les principales décisions concernant les créations d’établissements,
leur orientation en matière d’offre d’études, et l’affectation des moyens. Les
établissements primaires – comme les autres types d’établissements publics –
sont, par ailleurs, insérés dans des unités fonctionnelles plus larges,
notamment les réseaux d’établissements de même statut réglementaire ainsi que
les ordres d’enseignement qui regroupent l’ensemble des établissements (ou
sections d’établissements) et des personnels placés sous la même hiérarchie d’autorité.
Les relations entre les
organisations partiellement concurrentes que sont les enseignements primaire,
technique, secondaire, public ou privé n’ont pas seulement conditionné le
développement de l’intensité de la scolarisation, dans chacune de ces parties,
elles ont aussi parfois contribué à infléchir la définition scolaire des
différentes filières d’études et leur devenir institutionnel. Il en va ainsi en
ce qui concerne les écoles primaires supérieures entre 1880 et 1940 : dans sa
conception initiale, au début de la IIIe République, leur enseignement
est en effet très éloigné de l’enseignement secondaire par ses cursus, son
organisation pédagogique, et bien évidemment par son recrutement social et ses
objectifs affirmés. Or, entre 1937 et 1942, les écoles primaires supérieures
sont intégrées à l’enseignement secondaire et adoptent son plan d’études. Les
déterminants des évolutions qui ont rendu possible, et peut-être inévitable,
cette fusion sont loin d’être évidents, car l’enseignement primaire public
connaît une très grande stabilité institutionnelle et les réformes des cursus
primaires supérieurs et secondaires ne semblent pas, en première analyse, d’une
telle ampleur qu’elles aient pu engendrer un tel rapprochement. On montrera
que cette évolution résulte, pour une grande part, du jeu entre l’ensemble des
éléments qui viennent d’être évoqués – contexte des implantations locales et
des relations avec la population, contraintes du fonctionnement des
établissements et de l’enseignement primaire considéré comme entité, relations
avec les autres parties de l’institution scolaire.
La
politique scolaire est le troisième thème central de cet ouvrage. Mais le
vocabulaire ordinaire prête ici à de nombreuses équivoques, dans la mesure où
le système scolaire français apparaît en première analyse comme fondé et
administré par un Etat centralisé, et dépendant avant tout de décisions prises
par l’administration centrale et le pouvoir politique. L’intérêt des recherches
d’histoire de l’éducation s’est en conséquence étroitement focalisé sur les
débats nationaux (saisis notamment dans leur dimension politique) et sur les décisions
prises à l’échelon central, alors que les monographies locales se limitaient à
étudier l’application des décisions nationales (La réflexion des sociologues de l’éducation sur la politique scolaire
paraît encore plus courte, et ils ignorent fréquemment par principe cette
médiation, par exemple en rapportant directement l’organisation scolaire à la
structure sociale : voir, pour un exemple, Christian Baudelot, Roger Establet :
L’école capitaliste en France, Paris, 1971, F. Maspero.). La conception de la politique scolaire qui en
découle est à la fois trop étroite et partielle. En premier lieu, elle ignore
la dimension institutionnelle des controverses et des décisions, qui sont presque
toujours au premier plan des préoccupations des principaux participants de ces
débats, qu’ils soient administrateurs, représentants des personnels ou
dirigeants politiques. En second lieu, elle néglige les transformations
progressives qu’impliquent le fonctionnement normal de chaque partie de l’institution
et ses relations avec les autres parties. Enfin, elle ignore le fait que l’institution
scolaire entre en contact avec l’organisation des pouvoirs à d’autres niveaux
que le niveau national : les écoles figurent en effet, dans certaines périodes,
au premier rang des équipements dont se dotent les communes. Pour saisir la
relation dialectique entre les divers niveaux où interviennent des acteurs qui
sont pour partie différents et pour partie les mêmes (en ce qui concerne
certains élus locaux qui interviennent également dans la vie politique
nationale), il faut donc s’émanciper d’une conception étroite et
conventionnelle de la politique. Nous ferons porter ici nos investigations sur
les relations entre ces différentes dimensions de la relation entre
institution scolaire et organisation des pouvoirs politiques, sans omettre
cette médiation essentielle que constitue l’interprétation donnée par les
différentes catégories d’acteurs aux divers éléments qui apparaissent dans les
controverses et dans les décisions institutionnelles.
L’ensemble des investigations a conduit à l’élaboration
d’une perspective d’ensemble pour l’analyse de la scolarisation, qui
constitue, pour employer un vocabulaire plus habituel aux sociologues qu’aux
historiens, l’aboutissement théorique de cette recherche. On trouvera un exposé
synthétique de cette perspective dans la première partie de la conclusion.
Un mot pour terminer, à propos des établissements
privés offrant des études primaires supérieures. Il peut sembler contradictoire
avec notre insistance sur l’interdépendance entre les différentes parties de l’institution
scolaire que nous n’ayons pas immédiatement évoqué ce cas. Il existe en effet,
outre quelques établissements privés laïcs, des établissements catholiques qui
organisent des études de type primaire supérieur (au premier rang desquels il
faut mettre les établissements des Frères des écoles chrétiennes, qui figurent
parmi les inventeurs de cette forme d’enseignement). Après la création
institutionnelle de l’enseignement primaire supérieur, les établissements primaires
supérieurs privés n’occupent, cependant, qu’une place modeste sous deux aspects
importants : leurs effectifs d’élèves, par comparaison avec ceux de l’enseignement
d’Etat, sont réduits, sauf pour les cours complémentaires de filles après 1930
; contrairement à la période antérieure, les innovations significatives en
matière d’organisation pédagogique ou de disciplines enseignées sont
introduites dans les établissements publics, et ceux-ci servent de référence à
leurs concurrents dans toute la période. Nous n’avons pas analysé ici pour
eux-mêmes les concurrents catholiques des EPS et des CC, mais nous avons
procédé aux investigations nécessaires pour appréhender leur place partout où
ils sont présents, c’est-à-dire à la fois dans la plupart des grandes villes,
où les Frères des écoles chrétiennes ont des pensionnats, et dans les
préoccupations des administrateurs de l’Instruction publique.
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