Pages

Pages

lundi 30 décembre 2013

2. La pratique des techniques Freinet


Carnets de pédagogie pratique n° 326, collection Bourrelier, Armand Colin.


LA PRATIQUE DES TECHNIQUES FREINET.
Physionomie d'une classe Freinet     41
Ne pas couper l'école de la vie  44
L'entrée en classe  .................. 47
Texte libre  .............................. 51
La part du maître  ................... 52
L'enfant raconte-t-il n'importe quoi ?          55
Choix du texte  ........................ 57
L'organisation matérielle de l'école             60
Un ordre nouveau basé sur les plans de travail       65


Cliquez sur une image 
pour afficher en mode diaporama.

















La pratique des techniques Freinet
PHYSIONOMIE D'UNE CLASSE FREINET
Quelle est, en définitive, la physionomie d'une classe Freinet ? Comment s'y organisent la vie et le travail ? Avec quels outils et selon quelles techniques ?
Les classes traditionnelles, axées sur des règlements uniformes et une pratique scolaire dictée par le milieu scolaire et par la tradition, se ressemblent toutes, dans la disposition des bancs, la présence de la chaire, la tenue des cahiers, la pratique et le contenu, des devoirs et des leçons, prévus d'avance par les programmes, les circulai­res et les manuels scolaires qui les compliquent et les aggravent. La part du maître, et celle de l'enfant aussi, y sont réduites, ce qui ne veut pas dire cependant que dans ces données limitatives de l'initiative, un bon maître ne puisse faire une classe intéressante : il est des dons per­sonnels qui auront raison des difficultés et limiteront d'au­tant les dégâts d'une pédagogie péjorative. Cependant, c'est là l'exception.
L'originalité des conceptions pédagogiques que j'avais faites miennes à Bar-sur-Loup, ce n'était pas simplement de donner à l'enfant un rôle actif dans la classe, de le faire devenir élément agissant dans l'acquisition des tech­niques scolaires. D'autres avant moi avaient dit cela et les méthodes nouvelles mises en honneur en Angleterre et à Genève avaient bien avant moi affirmé cette nécessité de l'Ecole Active dont Adolphe Ferrière avait démontré magistralement toute la valeur. Parti seul à la recherche d'une méthode intégrée à la vie, j'avais abouti tout naturel­lement à la découverte de l'Ecole Active. Non pas une Ecole Ative plus ou moins mystique, où le rôle de l'en­fant agissant apparaissait comme un dogme et pouvait jus-
41


tifier toutes les idéologies y compris les plus réactionnai­res. Mais simplement j'avais abouti à une école vivante, continuation naturelle de la vie de la famille, du village, du milieu. C'est cette vie-là que je retrouve dans toutes nos écoles modernes.
Les classes Freinet se ressemblent toutes dans leur fondement, dans leur allure générale et dans leur esprit. Mais, parce que fondées sur la vie de l'enfant dans son milieu, elles sont nécessairement diverses, selon ces milieux et ces enfants; différentes selon les âges, les saisons, l'as­pect du pays, l'originalité des cultures et des travaux, avec tout à la fois cette part d'individuel et d'universel qui devrait être aujourd'hui une marque de culture et de civilisation. Elles sont comme de beaux jardins qui puisent dans un sol riche la même sève mais où s'épanouissent selon leur nature et leur fonction les légumes ùtiles, les arbres généreux et les fleurs de poésie et de beauté, aussi nécessaires parfois que les nourritures fondamentales.
Parce qu'elle n'a pas cette base sûre dans la nature et la vie, l'école traditionnelle a institué pour chaque cas une pédagogie différente : il y a une pédagogie des écoles maternelles qui est étudiée comme si elle était autonome, nullement liée aux obligations scolaires des classes sui­vantes et étudiée dans les revues spécialisées et dans les Congrès. Il y a une pédagogie des C.P., des C.E. et une des C.M. Il y a la pédagogie des Maisons d'enfants, des classes de perfectionnement et d'arriérés, et, évidemment, une pédagogie des C.E.G., du 2° degré et de l'éducation permanente.
Tant et si bien qu'il faut, pour chaque catégorie péda­gogique, une formation particulière des maîtres ayant des outils adéquats, et subissant des stages pour éducateurs. La spécialisation est à la mode. Elle est une nécessité de la science devenue si vaste que l'esprit, même le plus ouvert, ne peut en voir l'ensemble et doit se résigner à une vision
de détail. C'est ainsi qu'il n'y a plus, comme autrefois, un médecin mais un cardiologue, un phtisiologue, un spé-
cialiste des nerfs, du foie, de l'estomac et des reins. L'édu­cation a, elle aussi, des spécialistes qui se hiérarchisent afin de hiérarchiser les étapes scolaires, et qui voient chacun l'individu sous un ange spécial et agissent sur lui selon les règles de leur spécialité.
Ainsi est brisé ce lien de continuité des existences qui
42


fait que l'enfant d'hier était inclus dans l'enfant d'aujour­d'hui qui se prolongera lui-même dans l'enfant de demain. C'est du point de vue psychologique une erreur grave et c'est aussi une erreur de méthode de ne considérer que des instants de la vie séparés les uns des autres, enfer­més dans un conditionnement arbitraire.
Une méthode, si elle est bonne, doit être valable dans toutes les classes et en tous lieux. N'auront à varier que certaines pratiques liées aux comportements des en­fants selon les degrés, et aux nécessités scolaires. L'ex­pression libre, la motivation du travail par le journal et les échanges, la création et l'expérimentation, les plans de travail et les brevets, l'entraide et la coopération sont va­lables aussi bien à la maternelle qu'au deuxième degré, avec les retardés aussi bien qu'au C.E.G. C'est comme une pratique culturale qui a fait ses preuves sous tous les climats, et qui n'en doit pas moins s'adapter au milieu, à la nature du terrain, au temps, et aussi aux récoltes qu'on prépare et qu'on espère.
C'est ce fonds de valeurs communes, mises à profit par une technique générale, que nous allons tâcher de met­tre en évidence.
Nous redescendrons ensuite de ces généralités aux adaptations qui en sont faites, en donnant des exemples de travail chez les maternelles, dans les C.P. et C.E., au C.M. et en F.E. Nous montrerons les jardiniers à l'oeuvre dans ce fonds commun à travailler pour faire s'épa­nouir les plants et les fleurs, mûrir les fruits savoureux qui auront gardé leurs caractéristiques de terroir d'une part, de variété et de perfection d'autre part.
Nous ne formons pas un homme préfabriqué, mais des hommes vivants et dynamiques.


NE PAS COUPER L'ÉCOLE DE LA VIE
Très souvent, au cours de mon travail pédagogique, l'école de mon enfance s'impose à mon souvenir.
Nous arrivions par les rues et par les chemins, ivres de grand air, nourris de travaux qui avaient pour nous un sens profond, liés à notre vie présente et à venir, de jeux naturels et de chants d'oiseaux. Les soucis ? Ils nous sui­vaient rarement. L'enfant en liberté au milieu de ses cama­rades n'est jamais soucieux, sauf s'il est malade ou si des problèmes insurmontables le dominent. La vie l'accapare et le pousse en avant avec un optimisme confiant et pro­metteur.
Nous approchions de l'école. Les idées ne nous man­quaient pas certes, et originales; les langues allaient bon train, avec subtilité et humour; les initiatives foisonnaient, bonnes ou mauvaises. Et puis, brusquement, la cloche son­nait; elle produisait immédiatement comme un vide en notre être. La vie s'arrêtait là, l'école commençait : un monde nouveau, totalement différent de celui que nous vivions, avec d'autres règles, d'autres obligations, d'au­tres intérêts, ou, ce qui est plus grave, une absence par­fois dramatique d'intérêt. Nous comptions une dernière fois les billes dans nos poches, nous cachions une belle amo-nite découverte en chemin et que nous retrouverions à la sortie; il nous fallait chasser le chien qui nous avait suivis et qui était tout surpris de nous voir devenus anonymes dans les rangs et disparaître dans ce lieu retiré du monde dont toute vie était bannie. La porte se refermait.
On disait autrefois la prière. On chante aujourd'hui, ce qui est moins austère mais n'empêche pas qu'un monde
se soit fermé, et que s'impose un milieu qui ne nous est pas familier, qui ne se préoccupe pas de nous être fami­lier, parce qu'il prétend nous donner des « richesses que nous ne soupçonnons pas, et que nous ne saurions trouver ailleurs : l'instruction et la science.
Dans certaines classes, on a peut-être atténué cette coupure entre la vie et l'école, par une mise en train qui
est effectivement un progrès, mais qui n'est qu'exception­nelle ; elle ne s'inscrit pas dans le cadre de la classe
44


qui reprendra bien vite ses droits en imposant ses techni­ques particulières : les leçons et les devoirs, avec comme outils principaux les manuels scolaires.
Or, la tare essentielle de la leçon, c'est d'être admi­nistrée par le maître qui sait, ou prétend savoir, à des élèves qui sont censés tout ignorer. Il ne viendrait à l'idée de personne de penser que l'enfant, avec ses expé­riences propres et ses connaissances diverses et diffuses, a lui aussi à renseigner le maître. Il y a là une erreur péda­gogique, que d'aucuns pourront pallier par une ingénio­sité qui leur est personnelle, mais qui n'en marque pas moins puissamment tous les systèmes scolaires. Nous ajou­terons d'ailleurs que nul — maîtres ou enfants — n'aime être considéré comme ignorant; tout être humain veut con­naître et progresser, mais par des voies plus efficaces et qui lui sont personnelles.
Le manuel scolaire a cette autre tare supplémentaire qu'il fixe noir sur blanc, et pour toutes les régions, ce que les enfants doivent apprendre ou faire. Il apporte la science froide — même si on essaie de la réchauffer arti­ficiellement par des procédés dont seuls les éducateurs sont dupes —, impersonnelle, anonyme. Elle s'adresse non • à l'homme enfant, mais à l'écolier qui est déjà comme un être désincarné, qui ne réagit plus en enfant, mais en écolier.
Quel que soit l'intérêt des textes présentés ou des exercices proposés, il n'en reste pas moins qu'ils ne sont qu'accidentellement accrochés à l'être intime, et qu'ils font de ce fait barrage à la vie dont nous disons la nécessité éducative. Et nous préciserons enfin, pour éviter tous ma­lentendus, que notre anathème vise non pas les livres, dont
nous ne dirons jamais assez les vertus, mais les livres à usage de Manuels Scolaires pour l'étude et le travail
scolaire, « digests » sans horizon, spécialement écrits compte
tenu des programmes et des examens. Nous ne disons pas d'ailleurs que le manuel scolaire pris en lui-même
«oit forcément condamnable et mal fait. Il est aujour-
d'hui des • manuels bien présentés, de lecture agréable et dont le contenu est offert sous une forme parfois même
attrayante. Ce qui est critiquable, c'est l'usage qu'on en. fait. C'est l'obligation de ne proposer à l'élève, à cha­que élève, que cette unique part congrue, contenue dans les mêmes pages, dispensée sous la même forme, alors
45


que les aptitudes personnelles, l'intelligence, la compré­hension des enfants sont si diverses et si nuancées.
Prenons ces mêmes manuels. Au lieu de munir les élèves de trente livres semblables pour chaque discipline, plaçons ces livres — à exemplaire unique — et d'autres encore, dans notre bibliothèque de Travail, de façon à avoir une plus ample documentation présentée sous un esprit différent et changeons la technique d'emploi des livres. Ce sera plus rationnel et plus profitable. Associons le manuel à toute la documentation que nous pourrons mettre à la disposition de l'enfant et le manuel remplira son rôle humain et pédagogique.


L'ENTRÉE EN CLASSE
C'est la vie que nous allons retrouver et cette retrou-vaille sera l'événement décisif de notre pédagogie.
Les premiers contacts seront non de formalisme et de crainte, mais de naturelle camaraderie.
L'instituteur est là, l'enfant oubliera peut-être de le saluer. Il a mieux à lui offrir. Il a dans son sous-main un texte rédigé la veille, un poème ou un dessin, ou bien il porte religieusement dans une boîte entrouverte un gros nid aggloméré de chenilles processionnaires dont il a exa­miné la marche dans la forêt. Peut-être sa poche est-elle lourde de fossiles ou grouillante de hannetons. Il a d'ailleurs très souvent des nouvelles importantes à donner et qui ne peuvent pas attendre parce qu'elles sont la vie.
On entre en classe, sans aucun de ces préparatifs paramilitaires de mise en rang et de marche au sifflet, car on a hâte de commencer le travail, tellement la jour­née est prometteuse. C'est la vie qui entre en classe avec les enfants, pour y être enrichie et magnifiée.
Peut-être, si les circonstances y prédisposent et si le talent du maître peut y pourvoir, aurons-nous une courte conversation morale qui vise à une sorte de prise de cons­cience individuelle et sociale.
Mais la vraie morale ne sera pas là. C'est le processus lui-même de notre travail commun et de notre vie qui porte en lui son enseignement moral, intuitif et explicite.
Dix minutes ensuite de mise en train collective : les responsables vérifient que tous les élèves disposent des outils indispensables, et que tout est en place pour le tra­vail. Nous avons placé devant chaque élève une feuille 21 X 27 pour le dessin libre que chacun exécute à son rythme pendant que deux ou trois élèves, désignés à tour de rôle, viennent lire à leurs camarades un texte soigneu­sement préparé la veille, ce qui constitue pour eux un excellent exercice de lecture motivée et une occasion de culture pour toute la classe silencieuse. Nous apportons en commun à ce premier travail un certain nombre d'amé­nagements. Mais comme il se peut que, malgré le soin que l'élève apporte à lire, ses camarades ne soient pas suffi-
47


sarment intéressés pour rester immobiles, et que nous ne voulons pas leur faire, d'autorité, croiser les bras,
nous les laissons libres de choisir une activité silencieuse — dessin, recherche de documents, rédaction d'un texte d'actualité — ce qui ne les empêche pas d'écouter et de lever une tête attentive dès que le texte les intéresse.
Ne vous récriez pas trop contre une telle pratique. Elle sévit dans les conférences pédagogiques où les ins­tituteurs trop passifs ne s'arrêtent pas de griffonner sur leur sous-main, quittes eux aussi à s'arrêter pour écouter quand le sujet traité concerne leurs soucis majeurs.
Nous avons constaté en effet que l'enfant, comme l'adulte, peut fort bien dessiner et écouter. Ecouter distrai­tement direz-vous, peut-être, mais du moins sous cette forme subconsciente dont les psychanalystes ont révélé la portée. De plus, le dessin matinal est un excellent exercice car il est libération intime et entraînement 'à l'expression graphique selon des normes absolument personnelles.
Quand la lecture est finie, nous examinons tous en­semble les dessins réalisés et nous choisissons, ensemble, les deux meilleurs qui seront placés dans le Livre de Vie de la classe dont nous allons parler, ou qui seront même gravés sur lino pour tirage à l'imprimerie, ou sur stencil pour tirage au limographe.
Il faut également considérer cette lecture matinale sous un aspect particulier. Il ne s'agit pas de placer l'en­fant devant ses camarades pour faire la preuve qu'il sait lire ou qu'il ne sait pas lire et, dans ce cas, l'affliger en conséquence d'une mauvaise note — pratique essentielle­ment scolastique. L'enfant doit au contraire réussir. A nous de l'y aider :
— en le conseillant la veille pour le choix d'un texte à sa mesure, en utilisant pour cela les nombreux manuels scolaires de lecture que nous avons dans notre bibliothèque de travail (1) et qui conviennent fort bien à cet usage.
(i) II y a dans toutes les classes ou dans toutes les écoles, une Bibliothèque de lecture avec notamment romans, albums et livres
pour enfants. Nous conseillons à nos lecteurs de constituer en plus dans leur classe une Bibliothèque de travail comportant tous les livres que nous jugeons aptes à aider au travail de leurs élèves : manuels scolaires, livres documentaires de diverses collections et surtout notre collection Bibliothèque de travail qui, avec ses supplé­ments, compte aujourd'hui plus de sept cent cinquante brochures illustrées du plus grand intérêt.
48


— en l'aidant ou en le faisant aider par un camarade plus expert, à comprendre le texte choisi.
— en nous tenant à ses côtés pendant la lecture, pour le soutenir discrètement, lui souffler les mots difficiles, veil-
ler à ce que ses camarades ne fassent pas de bruit si
l'imperfection technique ne les encourage pas à écouter. Et si l'enfant peine trop, nous prendrons tout simplement
le livre en mains pour continuer ou terminer la lecture, afin qu'il n'y ait pas total sentiment d'échec... On fera mieux une autre fois.
Ce souci de réussite, on le retrouvera d'ailleurs, comme une toile de fond, tout au long de ces pages, pour la pratique de toutes nos techniques. Il est exacte­ment à l'opposé de toutes les méthodes traditionnelles pour lesquelles toute faute doit être sanctionnée parfois jusqu'à l'humiliation, seuls étant dignes de réussir les élèves particulièrement doués, qui en tirent d'ailleurs avan­tage et vanité.
Le maître semble alors n'avoir comme principal rôle que de constater les échecs et les infractions, et les répri­mer pour que l'individu se corrige et s'améliore. Rien n'est plus déplorable, pédagogiquement. C'est ce que démontre notre théorie du tâtonnement expérimental qui est à la base de toute notre pédagogie (1) : l'acte réussi, comme l'eau qui trouve enfin une faille libératrice, laisse une trace qui appelle automatiquement la répétition de l'acte; l'échec constitue au contraire un barrage psychique qui, comme le fil électrique autour du pâturage, décourage d'avance tou­tes les initiatives nouvelles similaires. Ne laissez jamais échouer vos enfants; faites-les réussir, en les aidant s'il le faut par une généreuse part du maître. Rendez-les fiers de leurs oeuvres. Vous les mènerez ainsi au bout du monde.
Ce parti pris de réussite ne signifie nullement que nous soyons persuadés, comme Rousseau, de la bonté originelle de l'homme. Nous savons seulement qu'on n'amé­liore jamais l'individu en l'abaissant moralement et psy-chiquement au spectacle de ses faiblesses et de ses échecs, mais en l'encourageant toujours à mieux faire, en orga-
(1) C. Freinet, Essai de psychologie sensible, Editiohs De1achaux et Niestlé.
49


nisant autour de lui le travail et la vie, en tablant sur ses possibilités, seraient-elles les plus modestes.
Dans lès petites classes — maternelles et enfantines — si la lecture individuelle n'est pas encore possible, nous donnerons par contre une place primordiale au dessin qui est défoulement psychique et expression. Le dessin rem­placera même souvent, à ces degrés, le texte libre oral : quand les enfants ont dessiné, la maîtresse passe à côté d'eux et se fait raconter les dessins exécutés. Elle ins­crit même sur la feuille les éléments essentiels du récit. Non pas que l'enfant nous révèle toujours exactement ce qu'il a voulu exprimer. A l'origine, il ne s'aventure jamais avec un parti pris décisif : je vais dessiner telle chose! Il exprime sa vie, souvent brumeuse et chaotique, où les élé­ments se chevauchent et l'explication a posteriori qu'il donne n'est, la plupart du temps, qu'une expression psy­chanalytique qui affleure par le dessin et qui continue son chemin. L'essentiel pour nous, c'est que l'enfant, au lieu d'être réprimé et refoulé par les règles inhumaines de l'école, puisse s'exprimer et se libérer (1).
Ainsi s'amorce une technique désormais classique : le texte libre.
(1) On pourra lire à ce sujet notre livre : Méthode naturelle de dessin et nos genèses : Genèse de l'homme, Genèse des oiseaux,
Genèse des autos, Genèse des maisons, Genèse des chevaux, aux, Editions de l'Ecole Moderne.


TEXTE LIBRE
Un texte libre, c'est, comme son nom l'indique, un texte que l'enfant écrit librement, quand il a envie de l'é­crire, et selon le thème qui l'inspire. Il ne saurait donc être question d'imposer un sujet ni même de prévoir un plan destiné à ce qui deviendrait alors comme une sorte d'exer­cice de texte libre, et qui ne serait en définitive qu'une rédaction à sujet libre.
Mais si l'enfant, dira-t-on, n'a aucun sujet à traiter, s'il ne sait pas quoi dire et n'a donc aucune envie d'écrire, il faut bien trouver un moyen scolaire, plus ou moins coer­citif, pour l'y contraindre ? On retourne toujours ainsi à la scolastique.
Il ne suffit donc pas de laisser l'enfant libre d'écrire, il faut lui donner l'envie, le besoin de s'exprimer. Et c'est pourquoi le vrai texte libre ne peut naître et éclore que dans le nouveau climat de libre activité de l'Ecole mo­derne.
Si le texte libre — oral ou écrit — est naturel et spontané avec des enfants non encore marqués par les pra­tiques scolaires d'immobilisme,. il n'en est malheureusement pas de même avec ceux qui sont déformés par les méthodes traditionnelles scolastiques. De tels élèves n'ont effective­ment pas d'idées, ou plutôt celles qu'ils ont à foison, comme tous les enfants, ne parviennent pas à franchir les interdits de l'école. Ils en sont réduits aux clichés habituels d'une langue impersonnelle et narrative. Même avec l'imprimerie, même avec les correspondants, il y a une « réacclimata-tion » à faire. Il faut que l'enfant devienne sensible aux motivations que nous lui apportons, qu'il comprenne que ce qu'il a à dire importe désormais à sa vie, à la vie de la communauté, au sein de laquelle il doit dès à présent jouer un rôle d'homme.
Cette prise de conscience qui inclut en elle des don­nées individuelles et collectives ne saurait s'acquérir par des explications, si éloquentes soient-elles. C'est l'expé­rience de la vie qui, là encore, sera décisive.
Trop souvent, hélas! ce n'est ni à l'expérience ni à la vie qu'on a recours, mais à la tradition. La scolas-tisation de nos techniques reste le plus grave des dan­gers. Changer les procédés de travail reste toujours la chose la plus difficile.


LA PART DU MAITRE
Un certain nombre de collègues, encore non dégagés de l'esprit de l'école traditionnelle, ont l'habitude de « ra­masser » chaque jour, pour correction, les textes libres, comme ils ramassent devoirs et rédactions. Ce sont eux qui, le lendemain, décident quels sont les bons textes, et quels sont ceux qui mériteraient l'imprimerie. C'est là, à peine déguisée, la vieille pratique du contrôle par l'au­torité du maître avec les abus de cette autorité qui, si facilement, glisse vers le despotisme ou la tyrannie. Rien n'est plus déplorable. Réfléchissez à ce que deviendraient vos rapports avec votre propre enfant si sans cesse votre jugement venait contrecarrer le sien, si vous le rabrouiez à tout instant pour l'imperfection de son langage ou le né­gligé de sa présentation. Il revient d'une sortie enthou­siasmante et il calcule déjà, en secret, ce qu'il devra dire en arrivant à la maison pour vous faire partibiper à sa joie. Il en oubliera bien sûr toute formule de politesse. Ce n'est pas là pour lui l'essentiel. Il rentrera sans frapper et d'un trait, dans l'enchantement qui le secoue, il racontera les événements majeurs de la journée, en un français éclatant de vie, mais, évidemment, assez peu acadé­mique. Si, rabattant cet enthousiasme, vous grondez :
— D'abord, sois poli. Ressors et tu frapperas... Mainte­nant attends qu'on t'autorise à parler et choisis tes mots !...
L'enfant obéira mais il aura compris : à l'avenir il ne vous dira que ce qu'il sait être à votre convenance. Il calculera sa présentation, choisira son langage pour que rien ne choque et n'attire de votre part reproches et com­mentaires désobligeants et il restera secret, refermé sur lui-même.
Il en est de même à l'école. Si vous trouvez trop à redire à l'enfant parce qu'il a mal écrit, sur un papier maculé, qu'il n'a pas revu ses phrases, choisi ses mots, si, pour finir, vous mettez une note qui, d'un coup, ra­baisse son enthousiasme, le charme est rompu. Avec de telles pratiques vous aurez peut-être des rédactions sco­laires appliquées; vous n'aurez pas de textes libres.
Cela ne veut pas dire d'ailleurs, que vous deviez lais-
52


ser l'enfant libre d'écrire n'importe quoi et n'importe com­ment. Tout élève sait très bien qu'un travail bâclé n'ap­pellera pas les suffrages de ses camarades. Nous avons d'ailleurs, à notre portée, des moyens qui sauvegardent tout à la fois la liberté d'expression de l'enfant et les progrès nécessaires à une forme et à un contenu d'ex­pression de plus en plus difficile. Il va de soi que la con­duite à tenir dépend de l'âge des élèves et du degré at­teint dans l'acquisition des techniques d'expression.
Avec les débutants, nous sommes satisfaits quand ils peuvent mettre bout à bout un certain nombre de lettres qui prennent un sens puisque nous les comprenons.
Par exemple ceci :
jié jsi a le'a la pomnad
jié vu un ouaso
(Je suis allé à la promenade. J'ai vu un oiseau.)
Il faut bien nous garder de décourager le jeune au­teur en lui reprochant :
— Illisible! Apprends à écrire avant de vouloir faire un texte!...
Mais au contraire :
— C'est très bien! Tu vois, j'ai compris. Tu sais écrire maintenant. Continue et tu feras des textes comme les grands.
Ces progrès, l'enfant les fera immanquablement, par tâtonnement expérimental, par l'usage que nous allons opé­rer de ces premiers écrits. Il progressera plus vite encore si nous avons la possibilité de nous asseoir à côté de lui de temps en temps, pour l'aider dans ses textes, comme sa maman l'a aidé pour l'acquisition de ses premiers mots. Et, de semaine en semaine, l'expression écrite de la pen­sée deviendra pour le débutant un travail de plus en plus agréable et profitable.
Avet des élèves plus âgés, nous ferons comprendre que le premier jet d'un texte peut être repris pour être perfectionné et rendu ainsi plus présentable.
Contrairement à ce qui se pratique à l'école tradi­tionnelle, il n'est pas interdit du tout à l'enfant de se faire aider : par un élève plus âgé, par une grande soeur ou par le maître. On dira peut-être « mais l'enfant s'ha­bituera ainsi à ne rien faire et vous arriverez au résultat
53


opposé à celui que vous attendiez ». C'est comme si la maman se mettait en peine et craignait que son enfant marche toujours à quatre pattes parce que d'instinct elle le prend par la main pour lui faire faire les premiers pas, ou qu'il prononce toujours les mêmes mots en petit nègre parce qu'elle amorce avec lui, de très bonne heure, une conversation affectueuse.
L'enfant chez qui on a ainsi préservé le besoin inné de grandir et de monter, utilise toutes les aides qui s'of­frent à lui. Mais il n'accepte pas les béquilles et les re-iette dès qu'il se sent assez fort pour s'en passer.


L'ENFANT RACONTE-T-IL
N'IMPORTE QUOI ?
Il y a certes, dans la vie de l'enfant, des événements fortuits qui l'étonnent, le troublent, l'émeuvent ou l'enchan­tent, et qu'il éprouve comme un brûlant besoin de racon­ter à ses camarades ou aux adultes : la naissance d'un petit chien, une partie de pêche, une belle excursion, un jeu familier. Mais il n'y a pas tous les jours de tels évé­nements. Comment l'enfant comblera-t-il les vides ? Ra­contera-t-il n'importe quoi, ou n'aura-t-il effectivement plus rien à dire ?
Cela serait si notre technique de travail n'était in­corporée et imbriquée dans la vie elle-même de l'enfant, dans son milieu. Par nos techniques, en effet, nous pros­pectons en permanence ce milieu, et pas seulement arti­ficiellement, par besoin scolaire, mais pour honorer les pos­sibilités montantes de la personnalité enfantine, pour sa­tisfaire aussi aux demandes des lecteurs de notre journal et aux questions de nos correspondants. C'est à une véri­table étude du milieu que nous nous livrons en perma­nence, étude -vivante, sans aucun dogmatisme, à même la vie.
Pour satisfaire à nos enquêtes, pour répondre à nos camarades, l'élève de chez nous devra prospecter autour de lui, interroger les parents, les vieux du village et du quartier, s'enquérir sur les données du milieu économi­que, examiner les vieilles pierres, ressusciter les coutu­mes, mieux connaître les montagnes, les rivières et les cultures, étudier les insectes et les animaux, etc. Dès que le complexe est déclenché, une infinité de pistes s'ouvrent à notre curiosité et à notre action; les sujets de textes abondent dans tous les domaines, il n'y a vraiment que l'embarras du choix.
On commence à regarder et à raconter ce qui se passe autour de soi. Et puis un jour, on ferme les yeux, on écoute les bruits de la forêt toute proche, le chant des oiseaux, le crissement des cigales, le hullulement de la chouette. On s'essaye à saisir au passage le flot plus
55


ou moins conscient des idées et des sentiments, et le poème éclôt. Il est l'extériorisation de ce qui est en l'enfant, de ce qui l'agite d'émotion, le fait rire ou pleurer, peuple ses songes et lui procure des sensations inexprimables, mais qui sont pourtant ce qu'il sent en lui de plus pré­cieux et d'irremplaçable. A cette profondeur, le texte li­bre est tout à la fois confession, éclosion, explosion et thérapeutique.
Voilà, en bref, un aperçu des richesses que vous ap­portera le texte libre dès que vous aurez ouvert !es van­nes et rétabli les circuits,


CHOIX DU TEXTE
Normalement, vous aurez tous les jours, dans votre classe, de 7 à 12 textes libres. Si vous ne parvenez pas à ce rythme, c'est qu'il y a quelque chose qui ne fonc­tionne pas bien dans votre technique d'emploi, c'est que vos élèves ne sont pas encore intégrés à l'atmosphère de sympathie et de travail de la classe. Il faudra, en consé­quence, repenser les problèmes de base qui, sur le plan individuel et social, lient l'école à son milieu.
Mais abordons l'exploitation du texte libre :
Un élève, désigné d'avance, passe au tableau et ins­crit la liste des textes présentés, avec le nom de leur auteur. Alors commence le moment psychologique où s'en­trechoquent les récits, où s'affrontent les idées, où chaque lecteur prend conscience de la valeur des autres textes avec lesquels il entre en compétition. L'auteur lit de son mieux naturellement, car il tient à mettre en valeur sa propre production. Il lui arrive de corriger à la lecture une phrase qu'il sent boiteuse et incomplète. S'il hésite devant un mot illisible, ce sera pour lui une bonne leçon : il comprendra que la correction de l'écriture n'est pas à dédaigner et qu'un texte bien écrit est nécessaire­ment mieux lu qu'un texte gribouillé et indéchiffrable.
Il sera parfois regrettable qu'une déficience de lec­ture, conséquence d'une mauvaise préparation ou d'une écriture déplorable, handicape irrémédiablement des tex­tes qui peuvent avoir une réelle valeur humaine ou docu­mentaire. Dans ce cas, le maître alors intervient. Il lit lui-même le texte afin qu'on- puisse vraiment juger sur pièce authentique.
Les textes lus, il s'agit de savoir lequel aura les honneurs de l'imprimerie.
Seulement, attention! l'innovation essentielle de nos techniques, c'est que ce choix ne doit pas être fait par les enfants eux-mêmes, mais par la communauté, dont le maî­tre est participant. Il se peut justement, que ce choix ne donne pas satisfaction au maître : les enfants ont décidé selon leur optique à eux, leur optique de vies d'enfants; vous avez tendance, vous adulte, à juger en fonction de
57


considérations scolaires : tel texte non choisi aurait fait pourtant un si splendide centre d'intérêt, pour lequel les documents abondent; un autre aurait amorcé une enquête profitable dans le milieu local géographique ou économi­que. Le texte élu ne permettra qu'une exploitation péda­gogique très restreinte... A votre point de vue, il y a maldonne.
Mais ce texte non pédagogique a d'autres pouvoirs : il apporte la vie, l'audience des enfants, l'élan et l'enthou­siasme. Laissons aller, tout le reste suivra.
Mais, direz-vous, comment opérer ce choix si l'opi­nion du maître n'est plus prépondérante ? Il n'y - a évi­demment qu'un moyen : le vote démocratique avec majorité absolue au premier tour, majorité relative au second tour, le maître prenant part au vote au même titre que ses élèves.
On vote donc une première fois. Mais la majorité absolue n'est obtenue que dans certains cas très nets, quand le texte produit catalyse pour ainsi dire les sen­timents et les émotions de la masse des élèves. La plu­part du temps les voix sont plus ou moins disséminées. Alors, on élimine du vote au second tour les textes qui n'ont pas eu de résonance et on n'opère le choix qu'entre les textes qui ont suscité un minimum d'intérêt. Le choix sera alors circonscrit. Si, même à ce second tour, la majo­rité est indécise, on revotera pour choisir entre les deux textes en balance.
Aucun formalisme dans cette pratique du vote. Il ne s'agit pas d'imiter les adultes, mais de trouver le moyen le plus simple pour que le texte adopté soit celui qui a le plus de chance d'intéresser en profondeur l'ensemble des élèves, donc le plus utile au point de vue formatif et culturel.
Le texte est donc désigné : nous le relisons pour en apprécier l'ensemble avant de passer à la mise au point collective. Nous pourrions prendre le texte tel qu'il est, en nous contentant de le transcrire au tableau, après une correction orthographique et syntaxique élémentaire. Cer­tains collègues s'y sont essayés prétendant mieux respec­ter ainsi la spontanéité enfantine. Nous croyons que c'est une erreur, car pour originale que soit la personnalité de l'enfant, elle reste élémentaire, globale, alors que tout natu­rellement la culture l'appelle. Cette montée vers la culture,
58


sous sa forme humaine ou scientifique, se fait tout sponta­nément. L'essentiel est que l'enfant ait à la base le senti­ment de ses propres richesses, bien à lui, à la portée sans cesse de son élan. La part du maître, c'est de sentir cet élan, d'aider plus ou moins intuitivement parfois, plus ou moins objectivement dans certains cas, à libérer les émo­tions, les connaissances encore prisonnières. C'est comme un raffinage nécessaire dont nous donnerons des exemples dans la partie pratique de cet ouvrage.
Pour nous résumer nous dirons : le texte libre n'a de valeur qu'autant qu'il est document authentique, qu'au­tant qu'il est socialisé, qu'autant qu'il est prétexte et ar­gument d'un enrichissement vers la culture et la connais­sance.


L'ORGANISATION MATÉRIELLE
DE L'ÉCOLE
Le problème du rendement, en matière d'enseignement, est lié à celui de l'équipement scolaire. La modernisation
de cet équipement commande donc, dans une certaine mesure, toute amélioration du rendement de notre système éducatif.
Mais, moderniser l'équipement scolaire ce n'est pas seulement acquérir un matériel nouveau. De même, pour
moderniser l'enseignement, il ne suffit pas d'essayer de faire participer davantage les élèves à l'ensemble des le­çons et exercices, ni même d'organiser des coopératives, d'éditer un journal et de pratiquer la correspondance interscolaire. Ce faisant, nous n'aurions progressé qu'en surface si rien ne devait être changé dans la conception même d'une école où le maître resterait le Deus ex ma­china sans lequel rien ne saurait fonctionner.
Il faut un changement profond dans les fondements pédagogiques, psychologiques et humains de l'enseigne­ment pour arriver à une nouvelle organisation et à un nou­vel esprit de la classe.
Pour faire la preuve qu'un changement dans l'orga­nisation et l'esprit de la classe est toujours possible, je ne saurais mieux faire que de rappeler mes premières inno­vations de Bar-sur-Loup, alors que déjà, dans mon école, l'emploi de l'imprimerie nous avait fait sentir, aux enfants et à moi-même, la nécessité d'un changement radical dans nos activités scolaires.
C'est Elise Freinet qui, dans Naissance d'une péda­gogie populaire, retrace ce point de départ d'une rénova­tion nécessaire qu'exige un outil nouveau :
Une école où l'enfant est dans la nécessité d'évo­luer librement doit répondre à certaines exigences d'ins­tallation pratique qui évite le désordre et la dispersion.
Freinet rêve (rêver ne coûte rien...) de tables mo­biles, de chaises pliantes, de bibliothèques enfantines, de vitrines, d'aquariums, de métiers à tisser, et de petits ate-
60


liers débouchant dans la salle commune, saris portes, dans lesquels les élèves pourraient s'installer à leur gré. Mais le rêve est loin de la réalité.
Alors, tout simplement, pour être tout à fait au niveau de l'enfant, pour vivre sa pensée et vibrer avec sa propre émotion, Freinet fait un acte qui restera un sym­bole : il enlève l'estrade qui lui donnait un inutile pres­tige et pose son bureau à même le sol, contre les tables de ses gamins. L'estrade ? Avec quatre pieds solides il en fait une table robuste pour l'installation du matériel d'imprimerie. En-dessous, il fixera une étagère destinée à recevoir papiers et imprimés : et voilà l'atelier d'imprime­rie. Il dispose au mieux des vieilles tables-pupitres, sacri­fie les plus vétustes qu'il transforme en tables d'exposi­tion avec dessus horizontal; il se procure de vieux bancs, pose des étagères au mur, modernise son vieux placard, mais, à son grand regret, il ne peut abaisser les hautes fenêtres de prison pour les mettre à la hauteur de l'en­fant.
« La classe a maintenant un aspect nouveau : on y respire mieux, on y travaille avec plus de facilité et d'en­train. Il manque cependant dans cette petite classe si bruis­sante d'activité un quelque chose d'artistique qui vienne compléter l'atmosphère poétique qu'éveille çà et là le spec­tacle des beaux paysages que le maître fait admirer à ses élèves au cours des promenades et qui continue cette réa­lité sensible incluse dans les poèmes que le jeune éducateur improvise pour les enfants.
« Il ne faut pas songer à un quelconque théâtre sco­laire. Point musicien, ne chantant pas, trop fatigué pour faire improviser des saynettes, Freinet se rabat sur cette distraction de tout repos, le cinéma.
La mairie consent des crédits pour l'achat d'un Pathé-Baby et un photographe de Grasse offre les films
récréatifs et éducatifs pour une location très modeste. Dès
lors, le travail scolaire s'entrecoupe, à bon escient, de petits instants de détente qui allègent la tâche du maître
tout en donnant à l'enfant une occasion d'évasion et de
rêve, car rêver est toujours utile. L'achat de disques vient compléter l'ambiance de culture et le dessin libre, très tôt
instauré, donne à cette petite classe une originalité qui contraste avec la classe du directeur où l'autorité de l'a-
61


dulte et la passivité de l'enfant apparaissent comme un ana­chronisme flagrant (1). »
Les choses sont aujourd'hui plus simples, les inno­vations moins héroïques car nous avons forgé, au long des années, grâce à la coopération de nombreux camara­des, des outils aptes à remplir les fonctions pour lesquelles ils ont été créés, aptes aussi à augmenter le rendement dans les diverses disciplines et à alléger les soucis du maître (2).
Entrons donc dans le détail de l'outillage de l'école moderne : il n'est pas tombé du ciel, il n'est pas venu atterrir dans nos classes de pionniers par -simple mode pédagogique; il s'est imposé lui-même, ainsi que nous l'a­vons vu, dans l'équipement d'une classe rénovée : un ou­til en appelle un autre, d'un meilleur rendement. Ainsi, jour après jour, s'affirme la cohésion d'une pédagogie de l'expérience dominée par la recherche et le doute cons­tructeur, comme une chaîne que chaque nouveau maillon consolide.
Car inlassablement, aujourd'hui comme hier, nos ou­tils sont mis à l'épreuve, dans notre Ecole Freinet expé­rimentale, d'abord, puis dans les classes de nos camara­des les plus curieux et les plus audacieux. Et c'est à la suite de cette expérimentation que nos techniques sont adoptées ou rejetées des circuits scolaires comme inopé­rantes ou factices.
L'imprimerie à l'école, par ses résonances scolaires, sociales, humaines, a appelé tout naturellement la corres­pondance interscolaire, lien logique entre les milieux dif­férents qui s'interpénètrent et s'expriment par l'imprimé, les enquêtes, les reportages, l'histoire, la géographie, le calcul, le folklore, toutes disciplines qui changent de visage dans des pratiques scolaires rénovées.
La richesse des documents glanés dans les enquêtes, celle appelée par l'exploitation toute naturelle des centres
d'intérêt, imposaient une documentation mobile, toujours à portée de la main, d'où la mise en train des fichiers scolaires divers, appelés à s'enrichir sans cesse. D'où bien
(1)           Elise Freinet, Naissance d'une Pédagogie Populaire, Edition de l'Ecole Moderne, Cannes (A.-M.).
(2)           Voir catalogue Ecole Moderne, Cannes (A.-M.).
62


sûr la proscription des manuels scolaires en tant que ma­nuels, mais dont le contenu, sélectionné, choisi, découpé, recollé sur fiches, devenait élément favorable de fichiers allant s'enrichissant. D'où les B.T. (Bibliothèque de tra­vail), véritable encyclopédie enfantine, de caractère scien­tifique et culturel, qui reste l'un des éléments les plus dé­monstratifs d'un esprit nouveau dans les perspectives d'un modernisme qui s'impose à un rythme accéléré.
La relative indépendance de l'enfant vis-à-vis du maî­tre entraîne un travail individualisé dont le texte libre reste la forme essentielle et auquel les fichiers autocor­rectifs apportent un outil nouveau en mettant à la portée de l'enfant l'acquisition des mécanismes de base selon une gradation naturelle et grâce à un entraînement systématique. Les fichiers autocorrectifs de calèul et de grammaire libèrent le maître et les enfants des répéti­tions stériles de la scolastique.
Ce matériel, qui n'est pas bien encombrant, exige cependant un minimum de place. Faute de quoi le rende­ment risque d'être inférieur à ce qu'on peut légitimement attendre. Aujourd'hui, hélas! peut-être plus encore qu'à l'époque de nos premières innovations, le problème des espaces vacants à l'intérieur des classes se pose avec acuité.
Certes, l'outillage, de mieux en mieux adapté à l'ac­tivité des enfants, aurait un rendement maximum dans des salles de classe spécialement agencées pour les rece­voir. Nous avons mis au point plusieurs projets dans ce sens que nous avons soumis en vain à la toute-puissance des architectes scolaires! En attendant que nos voeux aient été exaucés, dites-vous bien que dans toute classe où sont remplies les conditions d'hygiène exigées par la loi (lunàière, air, cubage, mobilier moderne) l'installation d'une école moderne est possible. Avec aisance et à pro­pos, l'initiative du maître supplée aux insuffisances des espaces libres et donne à la classe une physionomie pro­pre à l'utilisation des outils que nous proposons (1). Et c'est ainsi qu'on voit surgir tout au long des murs, dans les coins, dans le couloir si nécessaire, les divers ateliers (im­primerie, limographe, gravure, peinture, poterie, docu­mentation diverse, etc.), qui sollicitent les initiatives, ap-
(1) Voir les pages de la partie pratique.
63


pellent les activités précisées chaque matin par le maître au moment de la répartition du travail pour la journée.
Nos meilleures écoles modernes, celles qui ont ap­porté à notre mouvement les expériences les plus riches et les plus authentiques, ont été et sont encore d'humbles écoles de village construites selon des plans qui ont plus d'un demi-siècle. C'est dire que l'un des avantages les plus appréciables des Techniques Freinet, c'est justement la facilité de leur emploi dans un local qui n'exige aucune installation préalable coûteuse à inscrire sur les budgets communaux..
On peut dire que les Techniques Freinet sont main­tenant à la portée du budget d'une coopérative scolaire bien gérée et que leur facture en serait aisément couverte par les crédits Barangé, si toutefois ces crédits tombaient dans la tirelire de la classe au lieu de servir de complé­ment de financement à la construction scolaire.
Le seul véritable obstacle à la modernisation de l'é­cole dans son outillage, sa pratique pédagogique et son esprit, c'est incontestablement la surcharge des effectifs scolaires. Que faire dans une classe de 35, 40, 50 élèves ? Que faire dans une salle de maternelle de 80 élèves ins­crits, serait-elle la mieux équipée et la plus commodément construite ? Aucune méthode n'est dans ces conditions réel­lement « productive «, et la scolastique la plus autori­taire est appelée à rendre les armes. La seule tactique pos­sible est d'empêcher les dégâts les plus cuisants, par tous les moyens improvisés ou qui déjà ont fait leur preuve.
Inlassablement, notre mouvement d'Ecole moderne a mené campagne pour un allègement des effectifs scolai­res. C'est en 1955-1956 que nous lançions le mot d'ordre : 25 élèves par classe, repris aujourd'hui par tous les orga­nismes soucieux de l'avenir de l'école publique. Notre Congrès d'Aix-en-Provence, en avril 1956, en avait fait le sujet de ses débats, et notre campagne de revendication auprès de l'Administration, des syndicats et des Associa­tions de parents d'élèves a fini par gagner l'opinion pu­blique. « 25 élèves par classe «, c'est maintenant le mot d'ordre d'une continuelle campagne des membres de l'en­seignement et des associations de parents d'élèves.


UN ORDRE NOUVEAU
BASÉ SUR LES PLANS DE TRAVAIL
L'Ecole traditionnelle a ses plans de travail dé­finis de l'extérieur, et souvent de Paris, par les ma­nuels scolaires, les programmes et les horaires. L'ins­tituteur établit la veille dàns son journal de classe le déroulement heure par heure, dix minutes par dix minutes, de tous les travaux du lendemain.
C'est une solution. Elle a pour elle d'imposer à l'école une technique minutieuse, qui se prétend par­fois même établie scientifiquement, qui donne bonne conscience aux instituteurs et à leurs chefs, et aux pa­rents aussi. Il n'y a qu'un ennui : cet arrangement du dehors convient-ils aux enfants ? Le travail se fait-il ainsi dans de- bonnes conditions ? Le rendement est-il valable ?
Dans leur souci de fonder toute l'activité des élè­ves sur leurs besoins, leurs intérêts et leur vie, un certain nombre d'éducateurs ont supprimé horaires et programmes. Ils ont laissé trotter leurs enfants devant eux. S'ils avaient suffisamment de possibilités, de talent et de génie pour les suivre en les aidant à se réaliser ou en les devançant parfois, ce serait la for­mule de l'école idéale, telle que nous la souhaitons tous.
Mais les génies sont rares. Dans la réalité de nos classes, nous peinons tous à organiser le travail vivant de nos élèves. Des outils nouveaux, det tech­niques sont à trouver, à expérimenter, à mettre au point. Ce sont ces techniques et ces outils que nous nous appliquons plus spécialement à faire connaître et à mettre à la portée de tous les éducateurs. Au lieu de fixer d'aVance, autoritairement, le travail scolaire des enfants, nous allons le préparer le lundi, tous en­semble, avec nos plans de. travail.
Pour faire comprendre le sens et la portée d'une organisation préalable, dépendante des programmes, entrons dans le jeu d'une classe qui, dès la rentrée d'octobre, va travailler selon des plans de travail préé-
65
FREINET : Les Techniques. — 3


tablis. Il s'agit de la classe de notre camarade Nadeau à Azur (Landes).


LE PLAN GÉNÉRAL


Comment j'organise le travail dans ma classe
Il est, je crois, nécessaire, avant de parler de cette organisation du travail, de présenter ma classe en ce dé­but d'année scolaire. J'ai 22 élèves : 12 C.M. 1 et 2 et 10 C.F.E. Milieu très rural, Azur a 337 habitants. Les outils de travail : collection de B.T., fichier scolaire coopératif, fiçhes-guides, fichiers autocorrectifs, collections de vues his­toriques et géographiques, bibliothèque de textes d'au­teurs, boîtes électriques, filicoupeurs, pyrograveurs, etc. Les tables sont disposées afin que tous les outils soient très accessibles. Cette énumération peut paraître fastidieuse, mais il est inutile de proposer à l'enfant un plan de travail si l'on ne met pas à sa disposition les outils et la documen­tation qui lui sont nécessaires.
Aujourd'hui, lundi 6 octobre, nous avons vraiment commencé à travailler. Pendant les trois premiers jours, nous nous sommes installés; nous avons tout rangé, tout revu, tout classé : les B.T., les fichiers. Le Bureau de la Coopérative est élu, les responSabilités distribuées, les tables luisent, les outils sont prêts, tout est en ordre. Sa­medi déjà, nous avons tenté un premier texte libre, mais il y a eu dans la journée des temps morts; ça ne tournait pas rond et j'ai eu le bonheur d'entendre mes grands ré­clamer leur plan de travail. Il est tellement entré dans la vie de la classe qu'il est devenu un besoin. Sans lui, ils ne savent pas combler les vides.
Je dis « le » plan de travail, mais en réalité il en a de quatre sortes :
— le plan général;
— les plans annuels;
— les plans hebdomadaires;
— le plan quotidien.
Les deux premiers, ce sont les guides que j'ai éta­blis avant le début de la classe et auxquels nous nous reporterons à chaque instant, en particulier lorsque nous établirons nos plans hebdomadaires et journaliers. Ces deux derniers sont les outils véritables que nous établissons coopérativement.
66


Ce plan est en quelque sorte la nomenclature de ce que Freinet appelle les st activités fonctionnelles s de l'en­fant, nées du travail qu'il accomplit ou voit accomplir. 11 ne s'agit pas de recenser des centres d'intérêt qui grou­pent les connaissances à faire acquérir, mais les actions que l'enfant évoquera dans ses textes ou qui seront à la base des questions qu'il posera.
Ainsi l'automne, pour l'enfant, ce n'est pas ce que l'on a coutume d'évoquer : la chute des feuilles, le temps qui se rafraîchit, les beaux jours qui s'éloignent, etc. L'au­tomne avant tout pour lui, c'est le terrain pour la chasse aux alouettes, qu'il faut monter et où il passera ses jeudis, à l'affût; les feuilles qu'il ratisse et fait brûler; le maïs qu'il ramasse; les champignons qu'il cueille, etc. Autant d'actions qui, en cette saison, le passionnent.
L'intérêt né, il faudra trouver rapidement la docu­mentation nécessaire à son exploitation. D'où l'impor­tance de ce plan général qui permet, sans perte de temps, de se procurer les B.T., fiches, gravures, etc.
Pour l'établir, je me suis fortement inspiré des modèles donnés par Freinet, que j'ai adaptés, augmentés de tout ce qui est particulier à notre région.
En face de chacune des questions de ce plan général se trouve le numéro correspondant de la classification dé­cimale qui nous renvoie à un fichier spécial où sont clas­sées diverses sortes de fiches :
fiches plan d'exploitation montrant les diverses pos­sibilités qu'offre le sujet : enquêtes, travaux manuels; — fiches récapitulatives où sont portés les documents que nous possédons sur la question;
— fiches pour la chasse aux mots;
— fiches-guides pour certains complexes d'intérêt et leur exploitation en histoire, géographie et sciences.
— fiches préparation pour les leçons magistrales car, il faut bien le dire, j'en fais encore quelques-unes!
Tout cela, encore une fois, préparé et classé afin de saisir au vol l'intérêt de l'enfant et de pouvoir l'ali­menter sans perte de temps; tout cela, hélas, encore bien incomplet ou mal adapté à ses besoins réels.
67


Ce fichier est, à mon point de vue, extrêmement important. En plus de l'économie de temps, il permet de corriger les erreurs commises lors d'une précédente exploi­tation, d'orienter différemment le travail de l'enfant lors­que revient le même complexe d'intérêt. C'est un travail de longue haleine toujours incomplet, toujours imparfait, toujours remanié, mais qui devient vite indispensable.
LES PLANS ANNUELS
A côté de ce plan général, j'ai mes plans. annuels. Ceux-ci sont tout simplement le relevé de tout ce que nous devons avoir vu obligatoirement à la fin de l'année en calcul, grammaire, histoire, géographie, sciénces, etc. En quelque sorte, les programmes. J'ai pour cela un cahier dont j'ai divisé les pages en cases, chacune de ces cases étant réservée à une question du programme. Ceci est donc une sorte de répartition annuelle, mais l'or­dre dans lequel sont inscrites ces questions n'a rien de strict. Sauf en histoire, où j'avance suivant l'ordre chro­nologique, dans toutes les autres matières, je respecte avant tout l'intérêt de l'enfant.
Ainsi cette année, en calcul, nous avons commencé très traditionnellement au C.M. 2 et en C.F.E. pàr les grands nombres, les quatre opérations. Comme nous n'a­vions pas encore démarré en calcul vivant nous n'avions rien de mieux à faire. Mais à la réception du premier courrier de nos correspondants, nous avons décidé de leur faire le plan de notre classe. Il a bien fallu apprendre ou revoir comment utiliser les échelles; cela terminé et puis­que déjà ils nous parlaient de notre projet de voyage-échange, nous avons pris les indicateurs et, en ce mo­ment, nous sommes plongés dans les nombres complexes, les mesures de distances. Peut-être ensuite parlerons-nous des vitesses... Tout cela nous mène aux quatre coins du programme.
On sent tout de suite la nécessité d'un guide. Com­ment nous y retrouver ? Comment, ensuite, en cours d'an­née, savoir exactement où nous en sommes ?
Au fur et à mesure qu'une question a été traitée, je noircis la case correspondante de mon plan annuel et je date. Je la noircis plus ou moins suivant que je la juge
68


plus ou moins bien acquise par mes élèves. Chaque fois que je serai amené à en reparler, je noircirai une autre partie de la case et je daterai. Lorsque je consulte mon plan, je sais exactement et très rapidement ce qu'il me reste à voir, ce qui est encore mal acquis et je puis donc diriger mes efforts en conséquence. Ce plan me sert donc de guide et... de conscience, car il me rappelle à cha­que instant que, malgré tout, j'ai des programmes à sui­vre.
Mes élèves, et plus particulièrement les. candidats au C.E.P. prennent copie de ces plans et, comme moi, en noir­cissent les cases. Ils y tiennent particulièrement et savent me faire remarquer : « Mais, monsieur, on a encore tout ça à voir... »
Ces plans nous sont encore fort utiles le lundi ma­tin, lorsque nous établissons nos plans hebdomadaires : souvent nous avons amplement de quoi travailler, mais parfois aussi nous manquons d'ouvrage. Qu'allons-nous faire ? Après l'agenda où sont notées toutes les questions qui sont restées en suspens faute de documentation, nous consultons les plans annuels et nous puisons .dans les cases restées blanches.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire