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dimanche 10 juillet 2016

Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, Les Collèges du peuple - L’enseignement primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République (1992)

Présentation (Presses Universitaires de Rennes).

Compte-rendu de Jean-Pierre Terrail.

Des mêmes auteurs : L'enseignement primaire supérieur des garçons en France, 1918-1942 (1981).



La constitution de l’enseignement primaire supérieur sous la Troisième République
La création du premier réseau d’établissements
Une organisation tournée vers la croissance des effectifs

L’enseignement primaire supérieur masculin
Les transformations de la carte scolaire des établissements primaires supérieurs de garçons (1890-1939)
Enseignement primaire supérieur et enseignement technique
L’évolution du recrutement et des cursus dans deux écoles primaires supérieures de garçons

L’enseignement primaire supérieur féminin
L’extension du réseau d’établissements primaires supérieurs féminins (1900-1939)
Le développement de l’enseignement primaire féminin entre 1900 et 1914 : une question non débattue
Diversité des orientations et variété des évolutions des établissements primaires supérieurs de filles

Vers l’enseignement secondaire ?

L’enseignement secondaire, l’enseignement primaire supérieur et l’école unique (1880-1942)
Quand s’est effectué le développement des scolarisations prolongées en France ? Quelles furent les étapes principales de ce processus ? À quels autres faits faut-il rapporter ces évolutions ? Telles sont les questions qui sont à l’origine de ce livre. Elles sembleront certainement familières aux lecteurs des études de sociologie et d’histoire de l’éducation publiées depuis le début des années soixante. Dès le milieu des années cinquante, en effet, l’augmentation massive des effectifs scolarisés au-delà de l’obligation légale a été considérée comme un processus important et caractéristique des sociétés contemporaines, et plusieurs essais ont entrepris d’en examiner certains aspects ou conséquences (Note 1 : Voir par exemple l’ouvrage d’un inspecteur général de l’éducation national, Louis Cros : L’explosion scolaire, Paris, 1961, Centre universitaire d’informations pédagogiques).

Si l’on excepte l’ouvrage récent consacré par Antoine Prost à la période 1950-1980 (Note 2 : Antoine Prost : L’enseignement s’est-il démocratisé ?, Paris, 1986, PUF), il n’existe cependant aucune recherche systématique et approfondie sur l’en­semble de ces problèmes : le sujet n’a été traité que dans des essais rapides, des préfaces, des communications à des colloques, des manuels, ou, en passant, dans des articles ou livres consacrés principalement à d’autres questions (Note 3 : La question du développement de la scolarisation est étudiée et notamment dans les ouvrages suivants : Pierre Chevallier (sous la direction de) La scolarisation en France depuis un siècle, Paris, 1968, Mouton, notamment p. 115-174. Antoine Prost : L’enseignement en France 1800- 1967, Paris, 1968, A. Colin, notamment p. 328-331, 415­-417 et 433-443. Viviane Isambert-Jamati : Crises de la société, crise de l’enseignement, Paris, 1970, PUF, voir l’annexe p. 371-379.).

Les recherches qui ont renouvelé depuis une trentaine d’années le domaine des études sur l’enseignement se sont généralement contentées de prendre acte de ce développe­ment, et en ont tenu l’interprétation pour évidente. Les travaux d’Alain Girard (Voir les articles de Girard initialement publiés dans Popu­lation et repris dans le recueil Population et l’Enseignement, Paris, 1970, PUF/INED, ainsi que sa préface à ce recueil), de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, 1964, Editions de Minuit ; La Repro­duction, Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, 1970, Editions de Minuit.), comme les recherches postérieures de Raymond Boudon (L’inégalité des chances, Paris, 1973, A. Colin), évoquent la croissance de la scola­risation comme une question connue, en font le point de départ d’autres analyses, mais ne considèrent pas que la question nécessite un examen approfondi puisqu’ils en proposent une explication immédiate. Par exemple, c’est seulement dans la préface à la réédition des principales études de l’INED que A. Girard propose une explication de la croissance de la scolarisation, mettant en avant la recherche de la mobilité sociale, du « désir d’ascension sociale par l’instruction (...) conséquence du progrès tech­nique » (Population et l’enseignement, op. cit. p. XXVI). De même, P. Bourdieu propose en 1978 une explication de la croissance de la scolarisation fondée sur la concurrence entre classes sociales, qui est introduite au cours d’une analyse centrée sur les conséquences de cette concurrence tenue pour établie (« Classement, déclassement, reclassement », Actes de la Recherche en sciences sociales, novembre 1978, n° 24, p. 2­22.).

On voit que si les explications de la croissance de la scolarisation divergent notablement, les études sociologiques s’accordent au moins implicitement pour considérer que le sujet ne nécessite ni élaboration conceptuelle, ni travail empirique de validation. Elles s’accordent également sur deux points : le fait significatif (souvent même le seul examiné) est la croissance de l’enseignement secondaire ; cette croissance est rapportée à la population, à des transformations sociales extérieures à l’institution scolaire, mais non à l’institution elle-même. Les divergences d’in­terprétation des causes du développement de la scolarisation n’ont guère suscité de controverses entre les différents auteurs, ce qui confirme que la question n’occupe qu’une place périphérique dans les problématiques mises en oeuvre pour étudier l’école : ce sont principalement les conséquences éventuelles de « l’explosion scolaire » sur la « démocratisa­tion » du recrutement des différentes études, et la contri­bution de l’école à la mobilité ou à la reproduction de l’ordre social, qui ont retenu l’attention des chercheurs de l’époque.

Un examen sommaire des statistiques nationales repro­duites dans les Annuaires statistiques de la France rend cependant sceptique vis-à-vis des postulats communs aux interprétations du développement de la scolarisation. La focalisation exclusive sur le seul enseignement secondaire est surprenante : à deux reprises, entre 1937 et 1945, entre 1959 et 1967, des réorganisations institutionnelles ont rattaché à l’enseignement secondaire des réseaux d’établis­sements qui recevaient des flux d’élèves du même ordre de grandeur que ceux qui accédaient à l’enseignement secondaire dans sa définition antérieure. Une partie im­portante de la croissance apparente de la scolarisation dans l’enseignement secondaire résulte donc, en première analyse, d’une décision de politique scolaire portant sur l’organisation des services d’enseignement et elle ne peut être interprétée comme une transformation des comportements de la population. Par ailleurs, si l’on adopte une perspective temporelle large (ce qui s’impose pour traiter cette question), on découvre que les dates généralement acceptées comme point de départ de ce processus - 1930, ou 1945-1955 ­sont largement postérieures à des faits essentiels. Certains établissements créés après 1880, les écoles primaires supérieures (EPS) (rattachées à l’enseignement secondaire en 1941), les cours complémentaires (CC) (intégrés à celui-ci après 1959), ont connu un grand développement dans les cinquante années de stagnation de l’enseignement secondaire masculin, entre 1880 et 1930.

Rappelons d’abord rapidement ce qu’était cet enseigne­ment primaire supérieur de la IIIe République qui, avant même sa disparition, ne disposait que d’une visibilité incertaine aux yeux des élites lettrées qui fournissent l’essentiel des participants aux débats scolaires. Dans sa définition officielle, l’enseignement primaire supérieur s’adresse aux fractions inférieures des classes moyennes et à des catégories relativement aisées des classes populaires : selon l’expression parfois utilisée par les défenseurs des EPS vers 1930, il constitue ainsi les collèges du peuple. Les études, courtes et orientées vers les « savoirs pratiques et les sciences usuelles », sont offertes dans deux types d’établissements : les cours complémentaires, qui sont administrativement des classes rattachées à des écoles primaires et où enseignent des instituteurs ; les écoles primaires supérieures, établissements autonomes dont le personnel titulaire appartient au même corps que les professeurs d’écoles normales. EPS et CC relèvent de la législation de l’enseignement primaire : les études y sont donc gratuites et le personnel d’enseignement général, payé par l’Etat (après 1889), est soumis à la hiérarchie administrative de l’enseignement primaire. L’enseignement dispensé prolonge l’enseignement primaire élémentaire, et l’on y accède après le certificat d’études (en principe après un passage d’un an dans un cours supérieur). Les plans d’études sont définis seulement pour les EPS, mais les CC s’en inspirent, en fonction de leurs moyens et des débouchés accessibles à leurs élèves. Les matières enseignées compren­nent, notamment, le français, l’histoire et la géographie, les mathématiques, les sciences physiques, chimiques et naturelles, souvent des éléments d’arpentage, de droit usuel, de comptabilité, de dessin, et, presque exclusivement dans les EPS, une langue vivante : en bref, à peu près ce qui était enseigné dans l’enseignement secondaire spécial or­ganisé par Duruy (puis dans l’enseignement moderne) des lycées et collèges. Il s’y ajoute également des enseignements de travail manuel (d’enseignement ménager et de couture pour les filles), et parfois des enseignements annexes divers de technologie, d’agriculture, de dactylographie, de tissage, etc. Le cycle normal d’études dure trois ans et conduit au certificat d’études primaires supérieures (CEPS, rebaptisé BEPS en 1917), ainsi qu’au brevet élémentaire (BE), le diplôme exigé des candidats aux emplois d’instituteurs publics ou privés. Les EPS préparent aussi au concours d’entrée aux écoles normales (dont le programme est le même que celui du BE), ainsi qu’à des concours comme le surnumérariat des Postes, des Contributions directes ou indirectes, et parfois l’entrée aux écoles d’arts et métiers. Trois années supplémentaires permettent à quelques EPS de présenter des candidats au brevet supérieur (BS), diplôme principalement préparé dans les écoles normales d’insti­tuteurs et d’institutrices.

Si l’on ne se laisse pas abuser par la simple continuité institutionnelle de l’enseignement secondaire et qu’on intègre à l’analyse du développement de la scolarisation l’ensemble des formes d’enseignement non obligatoires, il faut faire remonter aux années 1880 (au moins) le début du processus de la croissance scolaire. Dans les vingt années qui suivent, plusieurs réseaux d’établissements étendent leurs ramifications sur le territoire national, en offrant des formes nouvelles d’enseignement prolongé : soit, en dehors des enseignements primaires supérieurs masculins et fé­minins, les enseignements techniques et l’enseignement secondaire féminin (Les cinquante premières années de l’enseignement féminin sont étudiées en détail dans la thèse de Françoise Mayeur : L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Paris, 1977, Presses de la FNSP.). L’ouverture de quelques centaines d’établissements nouveaux (dans les vingt premières années, environ 200 EPS de garçons, 90 EPS de filles, 50 établissements techniques pour l’un ou l’autre sexe, 120 établissements secondaires de filles, sans compter les CC beaucoup plus nombreux) va de pair avec une croissance importante des effectifs scolarisés (voir tableaux 0, 1 et 2). L’évolution de l’enseignement secondaire masculin apparaît, par contraste, singulière : le réseau scolaire ne se renforce pas - et il ne se renforcera pas jusqu’en 1945 - et les effectifs des classes secondaires déclinent. Même si l’on suppose que des éléments essentiels du processus d’évolution de la scolarisation doivent être recherchés dans des propriétés de la population, les créations massives d’écoles dans les parties du système scolaire où débute ce processus méritent certainement d’être étudiées en elles-mêmes. Mais surtout, les premières constatations que suggère l’examen des données statistiques nationales jettent un doute sérieux sur la pertinence des catégories d’analyse et des schèmes de raisonnement mis en oeuvre par les études antérieures pour interpréter le développement de la scolarisation. Plusieurs aspects liés étroitement à ce développement ont été laissés de côté, comme l’enseignement primaire supé­rieur, les évolutions de la carte scolaire, ou la politique du ministère de l’Instruction publique.

La question du développement de la scolarisation n’est pas la seule qui attire l’attention sur l’enseignement primaire supérieur de la Troisième République. On sait que l’organisation actuelle des institutions scolaires qui s’est mise en place à partir des années soixante - avec la création du « collège unique » offrant un enseignement en principe commun jusqu’à l’âge de 16 ans, et des prolon­gements dans des seconds cycles différenciés d’enseignement général ou technique -, est l’aboutissement d’un long et lent processus de réforme, qui s’étend sur un demi-siècle au moins. Mais on oublie souvent que ces réformes ont été élaborées dans un contexte dont une des données essentielles était l’existence de l’enseignement primaire supérieur (sous la forme des EPS et des cours complémentaires d’abord, des seuls cours complémentaires après 1945). L’état insti­tutionnel de la scolarisation sous la IIIe République est donc celui qui précède immédiatement l’état actuel et, en tant que tel, il constitue une des clefs de l’intelligibilité de celui-ci, puisque le système actuellement établi est né en partie des « problèmes » engendrés par son prédécesseur.

En examinant la contribution de l’enseignement primaire supérieur au développement de la scolarisation, nous avons abordé un point obscur de l’histoire de l’école en France. On peut, en effet, s’étonner non seulement que cette forme de scolarisation n’ait pas été étudiée pour elle-même, mais aussi que les recherches sur des sujets connexes - l’ensei­gnement primaire dans un cadre départemental, les écoles normales d’instituteurs et d’institutrices, les enseignements secondaires ou les enseignements techniques - soient à peu près silencieuses à son sujet (L’ouvrage de Jean-Noël Luc et Alain Barbé : Des Normaliens. Histoire de l’école normale supérieure de Saint-Cloud, Paris, 1982, Presses de la FNSP, constitue une des seules études sur un sujet connexe qui n’ignore pas l’enseignement primaire supérieur). Plus curieusement encore, les études sociologiques des années soixante, centrées sur la question de la contribution de l’école à la reproduction de la structure de classe, ont laissé de côté ce qui aurait dû constituer une pièce maîtresse de leurs démonstrations, les enseignements prolongés recrutant, au moins en partie, dans les classes populaires, dont l’enseignement primaire supérieur était l’exemple le plus important. On pouvait pourtant apercevoir certaines conséquences du passage par les enseignements prolongés non secondaires dans diffé­rentes enquêtes de l’INED et de l’INSEE antérieures à 1975, qui montraient, entre autres, une proportion élevée de cadres supérieurs non bacheliers (Voir à titre indicatif – on sait que l’échantillon de l’enquête n’est pas représentatif de la population française de l’époque – Marcel Brésard : « Mobilité sociale et dimension de la famille », Population, 5 (3), p. 533-566 (en particulier p. 553), et surtout les deux premières enquêtes Formation Qualifications Professionnelles de l’INSEE : Michel Praderie, Robert Salais, Monique Passagez : « Une enquête sur la qualification des Français. La mobilité sociale en France. Liaisons entre la formation reçue et l’activité professionnelle », Etudes et conjonctures, XXII-2, février 1967, p. 1-109 ; R. Pohl, C. Thélot, M.-F. Jousset : L’enquête formation qualification professionnelle de 1970, Les collections de l’INSEE, série D, n° 32, Paris, 1974, INSEE).

Nos analyses sont organisées selon une perspective qui constitue l’aboutissement d’un ensemble de recherches consacrées principalement, mais non exclusivement, à l’enseignement primaire supérieur. En dehors de nos recherches sur les enseignements secon­daires, techniques, et sur les enseignements prolongés non classiques de la période 1830-1880 dont on trouvera les références infra, notre perspective s’appuie également sur les recherches d’Henri Péretz concernant l’enseignement secondaire libre féminin (« La création de l’enseignement secondaire libre de jeunes filles à Paris (1905-1920) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1985, vol. 32, (2), p. 237­-275) et sur celles que Jean Peneff a consacrées à l’enseignement primaire élémentaire (Écoles publiques, écoles privées dans l’Ouest (1880-1950), Paris, 1987, L’Harmattan).

Nous considérons la scolarisation comme un fait institutionnel, produit de la mise en relation d’une population et d’une institution (Il existe une analogie entre cette perspective et celle qui a renouvelé, aux Etats-Unis, le domaine des études sur la délinquance et les maladies mentales à la fin des années soixante : voir notamment Aaron V. Cicourel : The Social Organization of Juvenile Justice, New York, 1968, Wiley.). L’institution scolaire apparaît ainsi comme une organisation traitant des flux de population, et dont les ressources sont liées de manière directe et indirecte au volume des flux traités. Le mode de traitement de ces flux dépend évidem­ment des arrangements internes à l’institution et d’un ensemble de principes de structuration extérieurs à celle-ci (notamment l’état des rapports de classe, les modes de relations entre les sexes, les relations avec d’autres institutions). Ce sont ces arrangements et le jeu entre ces différents principes de structuration qui constituent les premiers objets sur lesquels nous avons fait porter nos investigations, puisqu’ils conditionnent l’ensemble des effets que l’on peut imputer à l’institution scolaire et à ses évolutions. Par contre, nous considérons comme problé­matiques - c’est-à-dire variables avec les conjonctures historiques - les conséquences du passage (et du non-passage) par l’institution sur la population et sur les divers aspects de la structure sociale. Notre approche se distingue donc nettement de celles qui partent d’un inventaire des fonctions remplies par l’institution scolaire et insistent sur sa contribution au maintien de l’ordre social dans l’une ou l’autre de ses dimensions (Un exposé systématique de ce type de perspective est proposé par Pierre Bourdieu : « Le système des fonctions du système d’ensei­gnement », in M. A. Mattisjen et C. E. Vervoort (eds.) : Education in Europe, La Haye, 1969, Mouton, p. 181-189. Les catégories de base correspondent à l’inventaire des différentes « fonctions » remplies par le système d’enseignement. La tentative n’évite pas les difficultés de l’usage de la notion un peu nébuleuse de « fonction » ; elle ignore par ailleurs la plupart des aspects proprement institutionnels (comme la base matérielle, les contraintes de fonctionnement, etc.). Elle se distingue également de celles qui considèrent l’institution scolaire avant tout comme le lieu d’investissements des familles pour l’acqui­sition de qualifications garanties (Voir par exemple Raymond Boudon : L’inégalité des chances, Paris, 1973, A. Colin). Si l’on adopte notre perspective, on considérera que les aspects mis au premier plan par ces deux types d’approches sont, les uns concep­tualisés de manière inadéquate, les autres justifiables seulement d’analyses empiriques concrètes, c’est-à-dire d’analyses renvoyant à la singularité des situations histo­riques qu’ont ignorée, presque par principe de méthode, les études des sociologues des années soixante et soixante-dix.

Cette insistance sur les aspects institutionnels des faits scolaires ne correspond nullement à un retour à la perspective qui inspira les études d’histoire de l’éducation en France réalisées entre 1900 et 1960 (Voir par exemple Georges Weill : Histoire de l’enseignement secondaire en France de 1802 à 1920, Paris, 1921, Payot ; Clément Falcucci : L’humanisme dans l’enseignement secondaire en France au XIXe siècle, Toulouse, 1939 Privat ; Maurice Gontard : L’oeuvre scolaire de la Troisième République. L’enseignement primaire en France de 1876 à 1914, Toulouse, 1976 (2e édition), CRDP). Quels que soient leurs mérites en matière de description historique des aspects institutionnels ou politiques (Cette concession n’est pas de pure forme : les analyses des débats parlementaires de M. Gontard, comme celles des programmes scolaires de C. Falcucci dispensent à peu près de tout retour aux sources primaires, même si le silence de ces auteurs sur les faits de démographie et d’organisation scolaires est surprenant, puisqu’ils les connaissaient fort bien en tant qu’inspecteurs d’académie), ces études souffrent d’un ensemble de faiblesses chroniques. D’abord, tout autant que les recherches postérieures, elles ignorent les aspects matériels et organisationnels qui seront ici au centre de l’analyse. De plus, elles définissent les sujets d’investigation au moyen des seules catégories constituées de l’époque étudiée : ce sont des études de l’enseignement secondaire, de l’enseignement technique, de l’enseignement primaire, ou de la pédagogie de ces enseignements, mais elles acceptent toujours leur définition conventionnelle, sans s’interroger sur ce qui délimite leur objet, ni sur la totalité plus vaste à l’intérieur de laquelle il s’inscrit (Cette analyse critique est développée à propos de l’ensei­gnement technique dans Jean-Michel Chapoulie : « Deux expériences de création d’établissements techniques au XIXe siècle », Formation-Emploi, n° 27-28, juillet-décembre 1989, p. 15-41 ; voir la première partie, p. 15-19). Elles s’enferment ainsi dans un cadre de référence qui mêle des perspectives constituées de l’époque étudiée à leur propre point de vue a priori, et elles empruntent sans examen à ces perspectives constituées les inventaires des phénomènes qu’il est pertinent de mettre en rapport avec les faits scolaires. La plupart ne connaissent comme acteurs de la politique scolaire que le ministère de l’Instruction publique et elles ne s’attardent donc pas à examiner les relations des écoles avec les collectivités locales. Toutes ignorent les incidences des variations de la situation démographique sur l’institution scolaire. Les faits de structure sociale et les relations entre la scolarisation et le marché du travail ne sont évoqués que sous une forme simpliste, et seulement dans les cas où ces questions ont été publiquement débattues. Enfin, ces études ne procèdent à aucune élaboration de catégories d’analyse, se satisfaisant des catégories d’interprétation communément utilisées par les observateurs d’époque de l’institution scolaire, c’est-à-dire par les élites lettrées. Par là s’introduisent, ouvertement ou subrepticement, des jugements de valeur qui sont ceux des personnels de la partie centrale du système scolaire que constitue l’enseignement secondaire classique.

Les trois thèmes majeurs qui serviront de fil conducteur à notre étude découlent directement de la définition de l’institution scolaire comme organisation traitant des flux de population : l’implantation des établissements scolaires ; le fonctionnement d’ensemble de l’organisation scolaire ; la politique scolaire, saisie dans ses dimensions nationale et locale.

L’unité élémentaire de gestion des flux d’élèves est, pendant toute la période considérée, l’établissement scolaire. On étudiera donc la mise en place d’un premier réseau d’établissements, qui devance parfois un peu, dans certaines régions et pour certaines périodes, une croissance signifi­cative de la fréquentation scolaire ; on montrera que l’extension du réseau scolaire s’est, pour l’essentiel, effectuée dans un contexte où la question du développement de la scolarisation était absente des thèmes des débat publics sur l’enseignement. L’analyse de la constitution de la carte scolaire permettra enfin de mettre en évidence certains facteurs extérieurs à l’institution scolaire – notamment politiques et financiers - qui ont exercé une influence durable sur son devenir. On montrera en particulier l’incidence sur les équipements scolaires des grandes villes de leur autonomie en matière de politique scolaire entre 1870 et 1886, et de la conquête de la plupart de ces villes par les républicains ; on montrera également les consé­quences des « lois laïques » du début du XXe siècle, à l’évidence non prévues par leurs partisans, sur l’équipement scolaire des villes.

Le second thème est celui du fonctionnement d’ensemble de l’institution scolaire comme organisation. L’analyse portera sur trois aspects différents de ce fonctionnement. C’est au niveau des établissements que l’institution ren­contre la population scolaire : nous étudierons donc les effets des contraintes du fonctionnement des établissements sur le développement de la scolarisation, ainsi que, pour deux écoles primaires supérieures, les cursus suivis par les élèves. Nous tirerons également parti de ces occasions d’observations quasi expérimentales des relations de la population avec les établissements que créent des « événe­ments » comme les variations de la réglementation scolaire ainsi que les « accidents » de la démographie. Mais l’envi­ronnement dans lequel s’inscrit le fonctionnement des établissements est défini également par un réseau complexe de relations institutionnelles. Pour l’enseignement primaire supérieur, partie intégrante de l’enseignement primaire, l’unité territoriale essentielle pour la gestion est le dépar­tement : c’est à ce niveau que sont prises les principales décisions concernant les créations d’établissements, leur orientation en matière d’offre d’études, et l’affectation des moyens. Les établissements primaires – comme les autres types d’établissements publics – sont, par ailleurs, insérés dans des unités fonctionnelles plus larges, notamment les réseaux d’établissements de même statut réglementaire ainsi que les ordres d’enseignement qui regroupent l’en­semble des établissements (ou sections d’établissements) et des personnels placés sous la même hiérarchie d’autorité.

Les relations entre les organisations partiellement concur­rentes que sont les enseignements primaire, technique, secondaire, public ou privé n’ont pas seulement conditionné le développement de l’intensité de la scolarisation, dans chacune de ces parties, elles ont aussi parfois contribué à infléchir la définition scolaire des différentes filières d’études et leur devenir institutionnel. Il en va ainsi en ce qui concerne les écoles primaires supérieures entre 1880 et 1940 : dans sa conception initiale, au début de la IIIe République, leur enseignement est en effet très éloigné de l’enseignement secondaire par ses cursus, son organi­sation pédagogique, et bien évidemment par son recrutement social et ses objectifs affirmés. Or, entre 1937 et 1942, les écoles primaires supérieures sont intégrées à l’enseignement secondaire et adoptent son plan d’études. Les déterminants des évolutions qui ont rendu possible, et peut-être inévitable, cette fusion sont loin d’être évidents, car l’enseignement primaire public connaît une très grande stabilité institu­tionnelle et les réformes des cursus primaires supérieurs et secondaires ne semblent pas, en première analyse, d’une telle ampleur qu’elles aient pu engendrer un tel rappro­chement. On montrera que cette évolution résulte, pour une grande part, du jeu entre l’ensemble des éléments qui viennent d’être évoqués – contexte des implantations locales et des relations avec la population, contraintes du fonc­tionnement des établissements et de l’enseignement pri­maire considéré comme entité, relations avec les autres parties de l’institution scolaire.

La politique scolaire est le troisième thème central de cet ouvrage. Mais le vocabulaire ordinaire prête ici à de nombreuses équivoques, dans la mesure où le système scolaire français apparaît en première analyse comme fondé et administré par un Etat centralisé, et dépendant avant tout de décisions prises par l’administration centrale et le pouvoir politique. L’intérêt des recherches d’histoire de l’éducation s’est en conséquence étroitement focalisé sur les débats nationaux (saisis notamment dans leur dimension politique) et sur les décisions prises à l’échelon central, alors que les monographies locales se limitaient à étudier l’application des décisions nationales (La réflexion des sociologues de l’éducation sur la politique scolaire paraît encore plus courte, et ils ignorent fréquemment par principe cette médiation, par exemple en rapportant directement l’organisation scolaire à la structure sociale : voir, pour un exemple, Christian Baudelot, Roger Establet : L’école capitaliste en France, Paris, 1971, F. Maspero.). La conception de la politique scolaire qui en découle est à la fois trop étroite et partielle. En premier lieu, elle ignore la dimension institutionnelle des controverses et des décisions, qui sont presque toujours au premier plan des préoccupations des principaux participants de ces débats, qu’ils soient admi­nistrateurs, représentants des personnels ou dirigeants politiques. En second lieu, elle néglige les transformations progressives qu’impliquent le fonctionnement normal de chaque partie de l’institution et ses relations avec les autres parties. Enfin, elle ignore le fait que l’institution scolaire entre en contact avec l’organisation des pouvoirs à d’autres niveaux que le niveau national : les écoles figurent en effet, dans certaines périodes, au premier rang des équipements dont se dotent les communes. Pour saisir la relation dialectique entre les divers niveaux où interviennent des acteurs qui sont pour partie différents et pour partie les mêmes (en ce qui concerne certains élus locaux qui interviennent également dans la vie politique nationale), il faut donc s’émanciper d’une conception étroite et conventionnelle de la politique. Nous ferons porter ici nos investigations sur les relations entre ces différentes dimen­sions de la relation entre institution scolaire et organisation des pouvoirs politiques, sans omettre cette médiation essentielle que constitue l’interprétation donnée par les différentes catégories d’acteurs aux divers éléments qui apparaissent dans les controverses et dans les décisions institutionnelles.

L’ensemble des investigations a conduit à l’élaboration d’une perspective d’ensemble pour l’analyse de la scolari­sation, qui constitue, pour employer un vocabulaire plus habituel aux sociologues qu’aux historiens, l’aboutissement théorique de cette recherche. On trouvera un exposé synthétique de cette perspective dans la première partie de la conclusion.


Un mot pour terminer, à propos des établissements privés offrant des études primaires supérieures. Il peut sembler contradictoire avec notre insistance sur l’interdé­pendance entre les différentes parties de l’institution scolaire que nous n’ayons pas immédiatement évoqué ce cas. Il existe en effet, outre quelques établissements privés laïcs, des établissements catholiques qui organisent des études de type primaire supérieur (au premier rang desquels il faut mettre les établissements des Frères des écoles chré­tiennes, qui figurent parmi les inventeurs de cette forme d’enseignement). Après la création institutionnelle de l’enseignement primaire supérieur, les établissements pri­maires supérieurs privés n’occupent, cependant, qu’une place modeste sous deux aspects importants : leurs effectifs d’élèves, par comparaison avec ceux de l’enseignement d’Etat, sont réduits, sauf pour les cours complémentaires de filles après 1930 ; contrairement à la période antérieure, les innovations significatives en matière d’organisation pédagogique ou de disciplines enseignées sont introduites dans les établissements publics, et ceux-ci servent de référence à leurs concurrents dans toute la période. Nous n’avons pas analysé ici pour eux-mêmes les concurrents catholiques des EPS et des CC, mais nous avons procédé aux investigations nécessaires pour appréhender leur place partout où ils sont présents, c’est-à-dire à la fois dans la plupart des grandes villes, où les Frères des écoles chrétiennes ont des pensionnats, et dans les préoccupations des administrateurs de l’Instruction publique.

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